
Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Variations autour du Licencié de verre de Cervantès
Jean-Michel Wissmer
Metropolis Genève
11 mars 2021
170 pages
Essai et Théâtre
Chronique
9 avril 2021

« Ces insensés de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile, qu'ils [...] s'imaginent être des cruches, ou avoir un corps en verre. » Descartes, Méditations, I
« J'ai, dans mes Nouvelles, ouvert un chemin où peut s'engager la langue castillane pour rendre l'extravagance à bon escient. » Miguel de Cervantès, Voyage au Parnasse
Cet ouvrage comprenant un essai, la nouvelle de Cervantès et une pièce de théâtre, est le résultat réjouissant, exaltant, passionné, d'une chasse au trésor au coeur du texte original de l'auteur à la recherche de la vérité, des intentions, des prises de position de l'illustre espagnol. Et pour rendre la tâche plus ardue, l'enjeu plus élevé, Jean-Michel Wissmer choisit "Le Licencié de verre" c'est à dire, parmi les douze "Nouvelles exemplaires", la cinquième et la plus difficile à comprendre totalement. Déjà pour la traduire, Jean Cassou a dû affronter bien des difficultés. Ainsi, dans l'essai qui ouvre ce livre, Jean-MichelWissmersepropose-t-ildenousprésenterlesrésultatsdesesrecherchesetdéductions,s'appuyantsur son érudition joyeuse pour nous transmettre le témoin de la connaissance. Il s'attache à lever le voile sur certaines zones d'ombre, dans ce texte déjà extrêmement particulier, en le recontextualisant sur l'échelle de l'Histoire, dans cette Espagne inquisitoriale, où être juif, musulman même convertis ne vous facilite pas la vie, où les guerres de religion sévissent aux frontières, où les pirates sur la Méditerranée vous font prisonniers destination Alger, où les théâtres traditionnels mais aussi de marionnettes permettent au peuple de s'évader en ces temps si troublés et anxiogènes, où enfin les fous ne sont ni craints ni haïs.
Ainsi, peu à peu, notre compréhension de la nouvelle, lorsque nous la lisons dans un second temps, forte des éléments biographiques de Cervantès et de toutes les informations précitées, est facilitée et permet un moment jubilatoire, de joie, né de la connaissance. Notre curiosité, notre soif d'apprendre trouve ici un terrain de jeu formidable.
L'exaltation de nos petites cellules grises est à son comble au moment de découvrir la pièce de théâtre écrite par Jean- Michel Wissmer, reprenant la chronologie des évènements tels que nous les a narrés Cervantès en prenant la liberté d'en développer certains pour en amoindrir d'autres. Non pour trahir l'oeuvre d'origine bien sûr, mais pour l'éclairer différemment en y introduisant délicatement des éléments ayant trait au contexte historico- social et à l'expérience de vie de l'auteur, Miguel de Cervantès. Ajoutons que Thomas, le personnage principal de la nouvelle initiale, prend soudain la parole sur scène et devient acteur de sa propre existence.... Le dramaturge ajoute certains personnages également, un psychanalyste d'aujourd'hui, par exemple, en référence à toutes les conclusions pseudo scientifiques qui ont été données quant à l'étrange mal dont souffre notre étudiant : il croit être en verre.... Évidemment cela a donné lieu à toute sorte d'interprétations que reprend l'essayiste : maladie somatique, folie due à un déséquilibre entre les humeurs comme on le croyait alors, maladie de verre dite ostéogenèse imparfaite... Ou image poétique utilisée par Cervantès : le verre permet à
la lumière de resplendir, de se multiplier à l'instar de la connaissance. Cette folie du jeune Thomas le rend important aux yeux de ses contemporains, son érudition et sa franchise sans filtre font de lui une sorte d'Oracle aimé, suivi, écouté, un peu comme le bouffon du roi.Qu'en sera-t-il s'il guérit ?
« La folie trouve grâce dans le Ciel,
Puisqu'elle obtient seule la rémission des péchés. » Érasme, Éloge de la folie
« Si quelqu'un parmi vous se croit sageà la manière de ce monde, qu'il devienne fou pour être sage. » Saint Paul, Épître aux Corinthiens, I, III, 18
De cette trilogie donc contenue en un seul ouvrage reste cette phrase de Don Quichotte :« Il n'y a pas d'autre moi dans le monde. » Et cela est bien dommage, écoutons un peu plus les « insensés » ne les enfermons plus, ne les isolons plus de cette société déjà démente qui pourrait peut-être, grâce aux fous, retrouver, la poésie, l'élévation de l'esprit.
« El sueño de la razón produce monstruos. »
Le sommeil de la raison produit des monstres
Titre d'une gravure de Goya (1799).