Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Un fauve dans Rome
Nathalie Cohen
Flammarion
23 février 2022
362 pages
Polar Historique
Chronique
23 février 2022
« l'Antiquité mise en scène en miroir de notre société. »
« Des thèmes qui résonnent tout particulièrement aujourd'hui : les excès du pouvoir, l'accusation des juifs pris comme boucs émissaires, la dignité violée des enfants. »
Fabuleux thriller historique, psychologique, policier et sociétal qui est d'autant plus terrifiant qu'il résonne avec notre époque, dite civilisée, sacrifiant pourtant toujours ses enfants sur l'autel de la perversion la plus abjecte. Des réseaux de prostitution enfantine ont toujours existé mis en place et organisés par une certaine "élite" financière et politicienne. Ces privilégiés ont tout, ils sont blasés ; briser ce tabou ultime est donc particulièrement séduisant pour eux.
Ce roman m'a énormément intéressée :
1/ Il complète admirablement, par le biais de la fiction, les essais et la biographie de Néron rédigés par Catherine Salles parus entre 2009 et 2019, ( Voir chronique sur Eva Impressions littéraires) qui rétablissent la vérité quant à ce personnage complexe sur le dos duquel on a fait peser tous les crimes possibles et imaginables, dont le grand incendie de Rome en 64 après JC, tout en étant bien timoré quant à ses actes de pédophilie.
2/ L'autrice traite de la différence de considération des enfants par les sociétés ( grecque, égyptienne, romaine etc...) pendant le premier siècle. Il faut effectivement se remettre dans le contexte. L'importance, que nous donnons, depuis peu de temps en réalité à l'échelle de l'Histoire, à la protection et la préservation de l'innocence et du corps enfantins, n'était pas d'actualité alors. L'enfant ne devenait individu visible que lorsqu'il commençait à travailler vers sept ans pour les garçons et devenait fertile vers 11/13 ans pour les filles. À partir de là, tous les débordements étaient possibles. En raison aussi de la forte mortalité de l'époque, s'attacher émotionnellement à son enfant, comme nous le faisons aujourd'hui, n'allait pas forcément de soi.
3/ La notion de masculinité dans la civilisation romaine à l'opposé de la grecque, prohibant d'être passif dans l'acte sexuel, avec les conséquences désastreuses et incroyables que l'on a du mal à imaginer, est finement analysée ici. Je vous laisse découvrir cet aspect du récit.
4/ Marcus Alexander, tribun de la Première caserne, anciennement esclave, cachant sous son bégaiement un passé douloureux et traumatisant, est le personnage clef qui ouvre toutes les portes vers une compréhension intime du sujet. En raison de son enfance martyrisée, il décide d'enquêter sur la disparition et les viols d'enfants blonds issus de familles patriciennes ou/et libres et de remonter, à ses risques et périls, toute la filière jusqu'à débarquer à la cours de Néron. Marcus se pose en justicier sachant trop bien ce que les gamins, sont en train de traverser. C'est plus fort que lui. En cela, il est le contraire d'un Néron qui semble vouloir se venger de son innocence détruite en faisant subir à des gosses ce que lui-même a subi dans ses jeunes années.
La croisée des chemins se présente toujours aux victimes de viols ou d'incestes quand elles deviennent adultes : continuer à être abusé au propre et au figuré, ou se donner l'illusion d'avoir repris le contrôle en abusant à son tour.
Donc, en plus d'être un thriller policier réussi et parfaitement mené, une reconstitution flamboyante et passionnante, ce roman traite de thèmes essentiels et incontournables à la compréhension de cette gangrène qu'est la traite et le viol des enfants. Il ouvre aussi des perspectives en recontextualisant le phénomène dans le passé, et en le reliant au présent.
Comment ? Nous savons combien le sujet, donc le fond du roman est d'actualité : pas un jour sans que des victimes ne parlent ; des colloques et conférences sur le sujet des viols, incestes sur mineurs se multiplient. Ne pas voir est aujourd'hui impossible. S'aveugler devient criminel.
Dans la forme également, en privilégiant un vocabulaire très actuel dans les dialogues notamment, Nathalie Cohen renforce l'impression d'être au cœur de l'actualité. C'est un reportage en 3D où tous nos sens sont mis à contribution, plongés dans une Rome en feu à l'instar de toute cette société décadente. L'incendie n'est que l'illustration de ce qui détruit ce monde, la perte des valeurs premières et de la simple notion de Bien et de Mal. Le feu dévastateur serait-il aussi purificateur ?
Ce qui reste incroyable c'est que Néron est resté, pendant des siècles et des siècles, celui qui avait allumé le feu malgré la campagne de propagande de l'époque à imputer cette catastrophe à des coupables tout désignés, des boucs émissaires parfaits, les juifs. Comme quoi !
Ce roman va rejoindre les textes déjà présents dans ma bibliothèque sur Néron. J'en suis heureuse.