
Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Tu me vertiges
Florence Marguier-Forsythe
Le Passeur Éditeur
Mars 2017
405 pages
Biographie
Chronique
31 décembre 2017

Dernier livre de l'année 2017 pour ma plus grande joie, une histoire d'amour, une vraie....
« Tu me vertiges » et Albert Camus répond à ce message de Maria Casares « Tu es mon unique ».
Tout est dit.
Lors d'une lecture organisée dans une librairie du XIVe arrt intitulée « Eros ou la passion amoureuse », Florence M. Forsythe a interprété un extrait de ce « roman biographique », celui où Albert annonce à Maria que sa femme Francine va venir le rejoindre à Paris. Dans un état de sidération soudain, Maria focalise son attention sur une lame du plancher du studio que son amant loue à Gide, afin de ne pas sombrer dans le gouffre vertigineux qui s'ouvre sous ses pieds.
La justesse psychologique et la qualité de l'écriture m'ont immédiatement poussée à me procurer au plus vite ce livre.
Chose faite, j'ai encore dû finir des ouvrages empruntés, avant de pouvoir enfin m'y replonger.
J'ai donc relu les soixante premières pages puis la suite sans m'interrompre.
La première impression qui me reste quelques heures après la fin de ma lecture est celle d'entendre encore les rires des deux amoureux filant en bicyclette dans les rues de Paris, ce 6 juin 1944, juste avant de passer leur première nuit ensemble. Date incontournable de l'histoire mondiale puisque c'est celle du débarquement en Normandie. Déjà, cette passion née pendant la guerre dans un certain contexte de danger, est en péril par la paix annoncée et tant espérée, et le retour probable de la femme de Camus. Mais cela, Maria ne peut le savoir.
Trois mois plus tôt, en mars 1944, elle le remarque lors d'une Fiesta organisée chez les De Leiris afin de créer une pièce de Picasso absurde, mise en scène par Camus. Toute l'intelligentsia et le gratin parisien est présent, tout ce microcosme d'intellectuels, d'artistes, de créateurs géniaux, transgressifs, quelques fois désespérés, rescapés pour certains d'une première guerre mondiale monstrueuse, s'étant jetés à corps perdu dans les ivresses et les débordements des années folles pour conjurer le sort. En cette année 44, ils se retrouvent à nouveau le ventre criant famine, comme en état second lors de fêtes, où grâce au marché noir, ils peuvent se nourrir et se donner l'illusion que le monde tourne encore normalement. Tous ne se leurrent pas, certains résistent et se battent, d'autres font le dos rond, enfin malheureusement certains vont se révéler condamnables à la libération.
Pour le moment, Maria a 22 ans, elle travaille au Théâtre des Mathurins sous la direction de son mentor Marcel Herrand.
Elle se fait une très jolie place de comédienne grâce aux premiers rôles que lui offre son protecteur, et aussi d'actrice, elle vient de jouer dans « Les enfants du paradis ».
Albert, à 31 ans, a déjà fait paraître « l'étranger », et vient de terminer la rédaction de la pièce le « Malentendu ». Il vient d'ailleurs de déposer un exemplaire à l'attention de Herrand afin qu'il la lise et peut-être la monte. Ce dernier est enthousiaste, une première lecture en présence de l'auteur est organisée. La vraie rencontre a donc lieu entre Maria et Albert. Au fil des répétitions, les liens se noueront peu à peu pour ne plus se défaire pendant quinze ans, sauf les deux ans de séparation qu'impose Maria à bout.
En effet, après avoir enfin avoué à la jeune femme qu'il est marié, que sa femme arrive, Albert en rajoute une couche en l'informant de la naissance de jumeaux. Pour Maria, c'est une couleuvre impossible à avaler, son honneur, sa liberté de femme et d'artiste sont en jeu. Elle se sent justement en péril. Elle stoppe tout.
Cependant le hasard ou le destin, ou Eros, remettent le 6 juin 1946 exactement, les amants en présence aux jardins du Luxembourg. Après une valse hésitation, tout recommence. Ils doivent se rendre à l'évidence que ces deux années, où chacun a vécu d'autres aventures, n'ont rien changé.
On s'étonne déjà depuis la soirée chez les Leiris de l'attirance inexpliquée de Maria pour Albert. Et pourtant peut-être parce qu'elle est douée d'une prescience et d'un instinct fabuleux, elle sait inconsciemment que cet homme est le sien. Ils ont de nombreux points communs mais également des différences qui loin de les éloigner, les lient encore plus.
Ainsi tous les deux sont en exil dans cette France raciste, élitiste, donnant la part belle à certains, issus de la grande bourgeoisie, de Normale Sup et des grandes écoles.
Maria est née en Galicie, et dès ses onze ans déménage avec douleur à Madrid avec ses parents, membres de la très haute société, Gloria femme volage et fragile, et Santiago. Celui-ci vient d'être nommé ministre, c'est un homme d'une grande érudition, aux principes moraux de droiture et de devoir envers l'Espagne profondément chevillés en lui, engagé en politique comme en mission, critique mais juste, qui va éduquer sa fille dans les mêmes principes de fierté, d'honneur et de respect des aïeux, en plus de lui donner l'amour des lettres et du théâtre. Il lui offrira des exemplaires de pièces incontournables du répertoire.
En 1936, il se voit contraint, compte tenu de la gravité des événements liés à Franco et la guerre civile espagnole, de mettre ses deux femmes dans le premier train pour Paris. Ce deuxième exil, après celui de Galicie à Madrid, va transformer Maria en guerrière et en protectrice de sa mère. L'enfance est terminée, l'attente après le père commence .
Albert est né en Algérie, dans une famille modeste comprenant un père caviste, une mère d'origine espagnole sourde pratiquement et analphabète et un frère aîné Lucien. Malheureusement le père et le frère vont disparaître emportés par la guerre. La mère a trouvé refuge dans sa famille. Ainsi Albert grandit dans la pauvreté chez sa grand mère maternelle, recevant l'appui primordial d'un oncle très engagé politiquement et un professeur, tous deux conscients de la grande intelligence et du talent d'écrivain du jeune garçon. Adulte il devient journaliste, se marrie une première fois, c'est un échec, puis une seconde fois avec Francine, professeur de mathématiques, qui restera chez la grand-mère de son mari quand celui-ci doit rapidement s'exiler, ses écrits et articles n'ayant pas été appréciés par le pouvoir en place.
Ce sont donc bien deux exilés, apatrides, qui se trouvent. Ils vont traverser les années ensemble, tout supporter, car leur foi en leur amour est inébranlable. Egalement aussi parce que Maria va faire beaucoup de concessions et d'efforts pour Albert, tout en réussissant à poursuivre sa brillante carrière. Et elle a bien du courage, car Camus est certes un homme brillant pragmatique, engagé, pur dans ses luttes contre le marxisme et le stalinisme, contre la peine de mort lors de l'épuration de l'après-guerre, contre l'existentialisme de son ancien ami Sartre et sa complice de Beauvoir, qui ne sortent pas glorieux de ce livre, cherchant une solution à l'absurdité de la condition humaine, oui tout cela est beau et grand ; mais c'est aussi un lâche dans sa vie privée, un Don Juan entouré de son harem, un égocentrique tête à claques il est vrai toujours à protéger sa femme dépressive, dépassé par son rôle de père, d'une possessivité et jalousie maladives et ridicules, fragilisé par la même maladie que le père de Maria, (troublant !) la tuberculose, émotionnellement toujours à bout.
Maria sera sa maîtresse, son amour unique, sa mère, sa psy, sa muse.
Albert sera son éducateur, son Pygmalion, il reprendra en quelque sorte le flambeau laissé par le père, Santiago.
En 1960, un accident de voiture emporte Albert..... Maria peu à peu recommencera à vivre, travailler, créer, sans jamais oublier son vertigineux amour. Je les imagine très bien aujourd'hui danser jusqu'à la fin des temps sur un air de jazz.....
Ce roman est aussi une description fabuleuse et réussie du microcosme intellectuel et artistique de Saint-Germain-des-Prés, et nous donne le plaisir de retrouver avec émotion certaines figures célèbres qui ont bercé nos jeunes années : Gérard Philip, Alice Sapritch, Juliette Gréco, Mouloudji, Piaf, Django Reinhardt, ..... Bravissima maestra !