
Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Samuel Jones
Pascal Nordmann
Presses Inverses
Le 11 avril 2024
72 pages
monologue
Chronique
31 mai 2025

" ... une feuille morte descend des cintres ... "
Et le monde bascule... Et le Je devient Nous...
" ... lorsque vous avez goûté aux nuages, il est pénible de revenir à la poussière. "
Lire un texte de Pascal Nordmann, s'y plonger, signifie faire un saut dans l'inconnu, dans une dimension surréaliste, poétique, troublante, bouleversante et finalement pour moi, réconfortante. Jouant avec les limites entre tangible et rêve, entre pragmatisme et folie, entre solitude et altérité, entre mémoire et amnésie, il touche à notre être intime, celui qui souvent n'est perceptible que pour nous, celui qui se regarde dans un miroir, ne s'y reconnaît pas, éprouve un vertige.
Texte théâtral, monologue ponctué d'une phrase mystérieuse, seul mouvement visible :
" ... une feuille morte descend des cintres ... ",
nous poursuivons dans les méandres de sa pensée, un individu... aux strates multiples, ici ou ailleurs, au sud de l'Angleterre ou à Stockholm, ou quelque part entre les deux,
hier ou aujourd'hui :
- est-ce un savant récompensé d'un prix Nobel pour ses théories en mathématique du malaise, seul à avoir perçu qu'il manquait dix chiffres à la suite de Fibonacci, d'où une sensation de déséquilibre et donc de nausée et prescience de l'imminence de catastrophes, seul à avoir diagnostiqué la création d'une faille en ce monde ... ou en lui... ou en nous... ?
ou alors
- est-ce un artiste imitant avec talent le chant des oiseaux, gazouillis de la mésange ou cris du moineau, digne des plus grandes salles de théâtre ?
peut-être les deux, libre bien qu'enfermé dans une unité de soins ou voguant sur les flots, marié à Béatrice ou collectionnant les aventures amoureuses.
Vous me suivez ? Non ? Pourtant le roi de Suède, lui, a compris ; il écrivit à Jones & Jones, les "géomètres de la brume, les physiciens de la panique", ces mots :
"Aussi loin qu'il m'en souvienne [...] lorsque l'on me parle de Fibonacci, je ressens un malaise, une sensation de vertige dont j'ai toujours ignoré l'origine. Grâce à vos travaux, je comprends l'exactitude de mon intuition. Il est bon de savoir que quelqu'un se soucie de trouver une cause à la tristesse et la fragilité du monde. Je vous en remercie : puissiez-vous longuement poursuivre vos recherches."
Et pourtant, d'autres cherchent à leur faire recouvrer la raison lors d'ateliers de la mémoire, mais
" Chaque séance nous laissait un peu plus vides, un peu plus défaits. Jour après jour, moniteurs et monitrices s'épuisaient en efforts tendant à nous prouver que tout allait bien, que la pulpe logique du monde ne souffrait d'aucune déchirure, que, par conséquent, la catastrophe prédite par la mathématique du vide ne se produirait pas. Comme s'il n'y avait aucune faille ! Comme si nous avions rêvé l'absence, le développement linéaire, inévitable, inexorable, de la tristesse, la perte de soi, la solitude. En vous, peut-être, Jones, mais nous, notre genre, notre espèce, notre famille, comment appelez-vous ça, ne souffre d'aucune faille, d'aucune fêlure qui menacerait sa survie... "
" ... une feuille morte descend des cintres ... "
Bienheureux soient les fêlés qui laissent passer la lumière par les fissures de leur Être.