Regarder
Serge Mestre
Editions Sabine Wespieser
Roman
Chronique
2 novembre 2021
J'ai connu cet auteur par le biais de ses traductions magistrales de Aro Sáinz de la Maza. J'ai souhaité découvrir l'auteur.
Voici donc une biographie romancée d'une âme libre en des temps où cela peut être dangereux, voir mortel. Liberté de penser, de choisir sa vie, sa destinée, d'aimer un, deux, plusieurs hommes, de ne se restreindre en rien alors que le fascisme s'abat partout et détruit des millions de vies. Serge Mestre recrée une ambiance particulière, nous fait toucher une réalité par petites touches impressionnistes, tel un photographe choisissant des cadrages décalés, un flou artistique... l'essence de cet être singulier, disparu stupidement à 27 ans, reste perceptible bien longtemps après le livre refermé. On se prend à l'imaginer mûrir, vieillir, fêter la Libération, parcourir le monde entier, arpenter les champs de bataille, avoir peut-être des enfants...
J'ai lu ce texte en me demandant ce que cette femme penserait de ce que nous sommes en train de traverser, elle qui avait l'expérience de l'indicible, qui avait affronter avec humour et soif de vivre et de vaincre, l'innommable... Il était une fois Gerda Taro ou plutôt Gerta Pohorylle....
Il était une fois André Friedmann ou plutôt Robert Capa.... Il était une fois des héros, des témoins, des amoureux riant au milieu de la tourmente.... Et nous, qui sommes- nous ? Que faisons-nous ?
Quatrième de couverture
Ce 18 mars 1933, à Leipzig, Gerta Pohorylle vient d'être arrêtée sous prétexte que ses frères auraient distribué des tracts hostiles au régime. Tout en répondant avec dédain aux questions d'une brute national socialiste (" Nationalité ? polonaise " "
Date de naissance ? le 1er août 1910 "), elle laisse son esprit vagabonder, s'interrogeant sur les deux hommes qu'elle aime : un représentant des cotons américains à Stuttgart, où elle est née, et Georg Kuritzkes, étudiant en médecine et communiste. Dans la cellule où on la jette, son aplomb et son élégance détonnent. D'abord méfiantes, les autres détenues sont vite conquises par sa bonne humeur, et par le colis de vivres qu'elle partage volontiers. Relâchée, la jeune femme comprend qu'elle est en sursis partout en Allemagne, et décide de partir pour Paris. Dès l'ouverture du nouveau roman de Serge Mestre qui lui rend hommage, la personnalité de celle qui deviendra la photographe Gerda Taro est posée : toute sa courte vie, elle restera libre, audacieuse, généreuse et déterminée à disposer elle même de son sort. A Paris, elle ne tarde pas à tomber amoureuse d'un réfugié politique hongrois, rencontré parmi les émigrés arrivés en nombre. André Friedmann est photographe, et Gerta, lassée des petits boulots qu'elle accumule, apprend avec lui le métier, tout en prenant en main, avec sa générosité habituelle, sa carrière. Comme les contrats sont rares, elle lui invente une nouvelle identité de photographe américain, et un nouveau nom : Robert Capa. Elle-même se trouve un pseudonyme, Gerda Taro – « un vrai nom de photographe », l'encourage son compagnon. La légende est née, dont le romancier s'empare avec l'ironique acuité et le sens de l'ellipse qui lui sont propres. Epousant le point de vue de Gerta/Gerda, il met en lumière la singularité, le talent et la modernité de celle dont l'histoire a surtout retenu le tandem qu'elle a formé avec Capa. En Espagne où ils sont envoyés par Vu après le putsch du 18 juillet 1936, les deux reporters travaillent côte à côte, et Gerda n'hésite pas à rembarrer sèchement Capa quand il s'approprie les photos qu'elle a prises. Jamais elle ne sera la femme d'un homme, elle le revendique haut et fort : malgré son lien avec Robert, elle n'a pas rompu avec Kuritzkes, mène sa trajectoire comme elle l'entend, mue par un courage et un appétit de vie exceptionnels, jusqu'à sa mort absurde, écrasée par un char républicain le 26 juillet 1937. Fascinante figure que celle de Gerda Taro, dont Pablo Neruda et Louis Aragon prononcèrent l'éloge funèbre au Père-Lachaise. Plusieurs ouvrages lui ont été consacrés : par Robert Capa lui-même qui, dans l'album Death in the Making (New York, 1938), retrace leurs douze derniers mois passés à couvrir la Guerre civile ; par François Maspero, qui publia L'Ombre d'une photographe en 2006 (Le Seuil) ; plus récemment, Après Gerda, du romancier Pierre-François Moreau (Editions du Sonneur, 2018) et La ragazza con la Leica, prix Strega 2018 de l'Italienne Helena Janeczek (Guanda, pas encore traduit en français). Regarder, portrait d'une féministe en avance sur son temps, est aussi une traversée tambour battant de la si brève et passionnante période pendant laquelle Gerda Taro sut inscrire son nom au firmament des photographes.