Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Orfeo
Richard Powers
Cherche Midi
2015
424 pages traduites par Jean-Yves Pellegrin
Roman
Chronique
4 décembre 2017
3 h du matin en ce 25 décembre 2017, ce livre se mérite et le lâcher en cours de route n'est tout simplement pas possible, puisque c'est un long continuo sitôt la porte ouverte sur les premières lignes.Grand, grand livre, certainement pas facile d'y plonger pour tout le monde, tant les connaissances et les références musicales du répertoire classique, et contemporain en l'occurrence, de Richard Powers sont grandes, impressionnantes de prime abord.
Mots et vocabulaires musicaux justes et techniques mais surtout, et c'est là pour moi le miracle renouvelé du roman " Le temps où nous chantions" étourdissant et chamboulant, une incroyable capacité à décrire la Musique, ses lignes, ses fractures, son impact sur nous émotionnellement et intellectuellement avec une simplicité incroyable.
Je n'ai jamais lu de texte aussi bouleversant, autant que furent certaines premières écoutes d'oeuvres découvertes un jour et qui m'ont laissée pantelante.
Le postulat d'entrée n'est pas exempt d'humour cynique. Peter Els, compositeur à la retraite de soixante dix ans, s'est amusé par ennui peut-être et sûrement par jeu intellectuel, à introduire des fichiers musicaux dans l'ADN humain.Il appelle un jour la police car son vieux chien est mort et il n'a su que faire. Les deux policiers, symboles parfaits de cette Amérique paranoïaque, visite l'air de rien la maison et découvre son petit laboratoire d'amateur foldingue. Suspicion, et tout s'emballe ; le lendemain en revenant chez lui il découvre les voitures des forces de l'ordre et des experts scientifiques vidant sa demeure consciencieusement pour analyse. Il est devenu en une nuit le Bach de l'écoterrorisme. La sécurité nationale est persuadée qu'il est lié à des morts par infections bactériologiques suspectes dans un hôpital voisin.
Peter panique, et le voilà parti sur les routes dans un roadmovie imposé par les circonstances. Peu à peu, il se souvient de tout son parcours, de certains événements historiques musicaux, de certaines de ses œuvres ou d'autres compositeurs (Cage, Messiaen, Rachmaninov....) . Il se pose évidemment les questions fondamentales sur le but réel de sa vie, sa création, ses erreurs avec sa fille, de sa propre responsabilité quant au public et les générations à venir en écrivant une musique trop aseptisée, ou pas assez, ou engagée politiquement ou non. Il est un enfant du XXE siècle et en paye la facture.
Un grand moment d'une rare justesse est l'histoire de Chostakovitch considéré par Staline, critique auto-proclamé, comme terroriste, subversif, alors que son opéra « Lady Macbeth de Mzenks » est depuis deux ans un succès. Pour Staline, un« tohu bohu » inacceptable.
Fabuleuse description de toute la soirée de création de sa Symphonie n°4 où le public haletant attend de savoir si l'oeuvre sera dénonciatrice du pouvoir en place ou une allégeance au dictateur.Évidemment on fait le parallèle : l'art jugé comme arme de transgression et de révolution sous le communisme, mais également aujourd'hui par les gouvernements en place.
Je ne peux être que profondément reconnaissante à cet auteur de m'avoir ouvert, par cette fiction sublime, les accès enfin à la musique contemporaine. Musicienne, chanteuse, interprète, ce répertoire me fit toujours peur. Je ne fus pas très courageuse bien que le hasard m'ait mise face aux oeuvres de Berg, Schoenberg, Copland, Finissy et les russes évidemment du début du XXE siècle jusqu'à 1980. J'aurais dû persévérer vers l'inconnu. Toutes les recherches des compositeurs dès 1950 pour un nouveau langage musical libéré des règles d'harmonie ou de notations anciennes et obsolètes, me sont passées au dessus de la tête. D'autant plus dans la musique non vocale sans narration réelle, quelques fois. Peut-être parce-que je suis née en même temps que cette musique, n'ai-je pas eu le temps de la digérer. Il reste que certaines œuvres me sont totalement étrangères et le resteront.
Pourquoi parler de mon ressenti qui n'a d'importance, et encore, que pour moi-même ?
Tout simplement en raison d'un des thèmes centraux de ce roman. Comment pour un compositeur de cette époque créer des œuvres novatrices, coupées de la tradition et des prédécesseurs considérés comme trop romantiques ou dépassés par l'intelligentsia américaine entre autres ? Une musique événementielle, intello, savante, mathématique et scientifique va naître, brisant tout lien avec la tonalité, le compréhensible, une partie du public aussi, dans une époque de violence inouïe entre luttes pour les droits civiques, assassinats de Luther King et des deux Kennedy, guerre du Viêtnam, guerre froide, nucléaire..... La société perd la tête, on essaie de sauver la raison, de ne pas devenir dingue ; la musique et les arts deviennent, sous couvert de totale liberté d'expression, aseptisée et éloignée de l'émotion. L'émotionnel justement est presque vulgaire ; la recherche du Graal telle qu'entreprend de mener à bien le héros de ce livre, Peter Els, sera sans concession ; il va tout y sacrifier, sa femme, sa fille, lui-même...
Un long texte sans pause ni chapitre, brisant les codes littéraires à l'instar des compositeurs contemporains avec les règles d'harmonie. Une seule accentuation : des phrases comme des haïkus ou des vérités soudaines dans une autre police, entre deuxlignes,ponctuantdansunetroisièmedimensioncettenarrationbasculantdéjàentrelepasséetl'actualitédePeter. On a ainsi trois niveaux de lecture. On découvre seulement à la fin la nature de ces textes courts, ovnis étranges.
Le passage le plus impressionnant est celui consacré, à partir de la page 125, à la première audition du « Quatuor pour la fin du temps » d'Olivier Messiaen au Stalag VIII-A dans le camps de Gorlitz, le 15 janvier 1941. Création par « un agnostique au tempérament égal, un athée aux humeurs sombres, un catholique messianique et un juif troskiste, courbés sur les parties de cette pièce récalcitrante » devant une centaine de prisonniers qui iront bientôt mourir dans les fours de Hitler. ( L'auteur remercie Rebecca Rischin qui a décrit toute cette période de répétition et le concert dans « Et Messiaen composa » ).
Je finirai par ces deux lignes toujours en page 125 : « Tout ce que ma musique a voulu faire, c'est percer du Toujours dans le mur du Maintenant. » Emue !