
Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Nous nous verrons en août
Gabriel García Márquez
Grasset
Le 13 mars 2024
144 pages traduites par Gabriel Iaculli
roman
Chronique
27 mai 2025

Roman inédit !
Le 28 mars 1999, les lecteurs fidèles et admirateurs de Gabriel Garciá Márquez apprirent, grâce à la journaliste Rosa Mora de El País, que celui-ci travaillait à un nouveau roman composés de 5 récits indépendants dont l'héroïne serait Ana Magdalena Bach.
Cependant, le prix Nobel colombien, dans les dernières années de sa vie, luttait contre des pertes de mémoire invalidantes. On peut imaginer, pour un tel perfectionniste, à quel point la rédaction de ce texte lui demandait d'efforts et combien il devait se désespérer, à certains moments du processus de création, de ne plus être en possession de toutes ses capacités mentales.
Il déclara :
"La mémoire est à la fois ma matière première et mon instrument de travail. Sans elle, il n'y a plus rien."
"Ce livre ne marche pas. Il n'y a qu'à s'en débarrasser."
Ce livre est donc, en lui-même, au delà du texte, un témoignage bouleversant du courage de cet homme amoindri face à une montagne qu'il avait jusque là affrontée et vaincue sans problème.
Ce livre est aussi poignant et émouvant car il témoigne de l'affection et du respect de Rodrigo et Gonzalo Garciá Barcha envers leur père.
En effet, presque dix ans après la mort du grand homme, en relisant cette histoire, ils la trouvent tout à fait représentative de la créativité, du style littéraire incomparable, de la finesse psychologique, de l'originalité de leur géniteur, malgré, effectivement je les ai notées, des répétitions, des incohérences quant à certains détails. Ces défauts mineurs sont gardés dans la première version et la présente dans un esprit de préservation du manuscrit "Nous nous verrons en août", tel qu'il avait été approuvé et édité du vivant de l'écrivain. Ces imperfections apportent à mon sens, un supplément d'âme au roman et de grandeur à cet homme se battant contre lui-même, affaibli. Il n'en est que plus humain et proche.
Ses fils déclarent :
" Peut-être que la"perte des facultés" qui n'avait pas permis à Gabo de le terminer, pouvait tout aussi bien l'avoir empêché de l'apprécier à sa juste valeur. Placer le plaisir de la lecture avant les autres était peut-être le trahir. Mais si les lecteurs jugent le livre digne d'estime, Gabo nous accordera peut-être son pardon. C'est ce en quoi nous avons bon espoir. "
Je trouve cela très beau, comme le texte en lui-même et l'héroïne, tout à fait singuliers. L'amour est au centre de l'oeuvre de Gabriel Garciá Márquez. Celui-ci s'accompagne ici d'un thème peu traité d'habitude : le désir au féminin, celui d'une femme vieillissante, Ana Magdalena Bach, ( quel nom !), épouse d'un chef d'orchestre, mère de deux grands enfants, reconnue professionnellement, qui une fois par an, le 16 août exactement, prend un bac pour se rendre sur une île où repose sa mère. Chaque année donc, elle fait le trajet seule, achète des glaïeuls à la même fleuriste, et se rend sur la tombe de la défunte. Où sommes-nous réellement, quand situer ce récit, nous ne le savons pas. Pourquoi la mère s'est-elle faite enterrer dans ce lieu improbable, non plus. Un mystère plane.
Cette fois, Ana Magdalena franchit un pas sans analyser vraiment ses propres raisons.
Il fait chaud, on danse le soir, on boit de l'alcool, on se frôle, on se regarde, on s'apprivoise et on partage des heures érotiques et sensuelles dans l'humidité nocturne, anonymement.
Une aventure fugitive et éphémère qui devrait lui laisser un souvenir unique et intime. Mais le lendemain matin, son amant de passage a laissé, avant de partir, 20$ entre deux pages du livre déposé à son chevet.
Rien ne l'a préparée à ce qu'elle prend pour une humiliation. Ni sa vie de bourgeoise, ni sa culture musicale et littéraire, ni son expérience d'épouse et de mère.
L'escapade du 16 août devient une épreuve dont elle voudra, année après année, revenir gagnante.
De plus, ce qu'il advenait dans l'île, restait jusque là indépendant de sa vie quotidienne. Sauf que, dorénavant, les deux existences s'entremêlent et l'incident malheureux déteint sur tout le reste de l'année....
Le portrait intime de Ana Magdalena est ainsi ciselé et d'une justesse sidérante. La beauté de ce personnage réside dans ses imperfections et limites. Une remise en question de toute sa vie s'ensuit.
Jusqu'où va-t-elle aller afin de réussir à retrouver son équilibre ?
Le regard de l'auteur sur cette femme en lutte avec elle-même est tour à tour incisif, tendre et doucement ironique. L'on sourit beaucoup, on palpite, on reste sidéré par la pertinence du propos et l'on est ébloui par l'originalité du scénario.
Merci aux fils de Gabriel Garciá Márquez pour ce cadeau inestimable.