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Éva a lu pour vous ..

Chroniques littéraires

Né d'aucune femme

Franck Bouysse

La Manufacture de Livres

10 janvier 2019

334 pages

Thriller

Chronique

16 mars 2019

Je l'ai commencé avec appréhension en raison de scènes annoncées difficiles, crues, par des lecteurs, mais la hâte de retrouver l'écriture de cet auteur authentique a tout supplanté, heureusement. Et je vous rassure, certes les choses sont dites, clairement, mais jamais gratuitement, pour rien.


Les mots, la prise de parole, l'écriture, raconter l'indicible, crier, s'écrier, dans un effort puis une obligation de dire, d'avouer, de dénoncer... Surtout, ainsi, prendre la mesure des évènements, de leur organisation, de leur inéluctabilité, intellectualiser ce qui est de l'ordre des tripes, de la douleur du ventre, du cri intérieur, prendre la distance nécessaire...


Rendre aux coupables ce qui leur appartient, leurs actes abjects, leurs crimes, leur inhumanité, ne plus être partie prenante de ce qui nous est arrivé, nous ne sommes pas coupables, pas acteurs, nous sommes là, nous avons été là.

L'essentiel, sauver son âme, son essence, son individualité, son humanité, son exception. Il y a eu désir de détruire, de contrôler, d'utiliser, de rendre objet, mais c'est un échec : je fus, je suis et je serai... Semble crier Rose pendant tout ce long cauchemar, ce chemin de croix incompréhensible...


Pas de question inutile type " pourquoi moi ?" juste une jeune fille à peine sortie de l'enfance, à peine pubère, puis une femme pragmatique, authentique, guerrière. Elle n'est pas le bon petit soldat qui obéit peureux aux ordres, elle est un individu élevé à la ferme, dans la nature, au fait des réalités de la vie, des relations entre mâles et femelles. Un bon sens terrien, une très bonne connaissance d'elle-même qui lui permet d'analyser justement ce qu'elle ressent ou subi, une faculté de dédoublement naturelle aux pires moments, une sidération débouchant vite sur des décisions salvatrices.


Et puis, son amour des mots, de la chose écrite, sa soif de lire, d'apprendre, d'ouvrir son horizon, vont lui offrir la liberté, que ce soit au manoir des Forges ou plus tard dans une zone d'enfermement.


Nous sommes au XIX ème siècle, dans la région de la Vézère. Les castes sociales structurent le monde d'alors, le pouvoir de l'argent, de la naissance sont une réalité, chacun à sa place : l'huile et l'eau ne peuvent se mélanger, l'huile sera toujours au dessus de l'eau. Point final, pas de discussion.


Également, l'homme est supérieur à la femme, être fragile ayant besoin d'être guidé, protéger, dirigé par un tuteur tout puissant, du père au mari, frère....

L'église a son rôle à jouer auprès de la bonne société certes, mais aussi dans les campagnes, les fermes, lors des fêtes annuelles. Le curé est le lien entre tous, il est le réceptacle de toutes les confidences, confessions, de tous les crimes, toutes les turpitudes. Mais il doit se taire, supporter ce poids de la connaissance de faits innommables, inacceptables. Jusqu'à quand ?


Il y a enfin les témoins des faits, lâches, faibles, taiseux, quand il faudrait dénoncer, s'opposer, mais surtout pas assister les démons ou les laisser faire sans réagir.


Nous y sommes donc :

Un homme, on ne sait qui, un enfant qui s'échappe à cinq ans, Gabriel le curé qui se souvient pour nous, qui relit deux cahiers formant le journal intime de Rose.... Les mots sont là pour l'éternité, la gardent en vie dans la mémoire du prêtre....


Quarante ans plus tôt, un couple de fermiers qui ne s'en sort plus. Quatre filles, pas un fils... Une malédiction. La peur est mauvaise conseillère, le père Onésime prend la pire décision de sa vie.... Rose, l'aînée sera vendue pour pas cher à un propriétaire de forge comme bonne à tout faire. Contrat avec le diable signé, fille disparue au détour du chemin assise auprès de l'ogre, déjà le père se repent. Que dira sa femme...et ses filles, quelles questions poseront-elles ?


Un manoir au fond d'une forêt, une forge, une écurie, une sorcière évidemment, un palefrenier et jardinier au regard acéré, Rose terrifiée, du haut de ses quatorze ans...

Le drame est déjà présent, tout semble gravé dans la pierre, Rose en sacrifice sur l'autel de l'arrogance et de la folie d'un couple mère-fils dégénéré. On sent l'horreur approcher, on frémit, on assiste, on affronte.


Le journal de Rose, auquel nous avons accès grâce à Gabriel, est comme un long fil qui se déroule, sans distinction entre les dialogues, les paroles rapportées, sans césure avec la narration des faits.... Un long continuo jusqu'au bout du souffle. Edmond le palefrenier, s'accrochant à ces "Bon Dieu" intempestifs, comme en apnée, la pensée en phrases courtes. Détours par Onésime et sa femme, que font- ils, que décident-ils ?


Nous oscillons ainsi entre chaque protagoniste, chaque époque...

Tout est décortiqué, analysé, pas de circonvolutions, direct dans le vif du sujet sans édulcorer... Authenticité en tout, face à l'inacceptable.... Le soleil peut éblouir, frapper, créer des ombres dangereuses mais également, réchauffer et illuminer tout d'une lueur bienfaisante, réparatrice. De l'obscurité à la plus grande transparence, de l'enfermement à la liberté... Un très beau roman à la forme inventive, au propos essentiel. Gratitude !

Quatrième de couverture

"- Mon père, on va bientôt vous demander de bénir le corps d’une femme à l’asile.
— Et alors, qu'y-a-t-il d’extraordinaire à cela ? demandai-je.
— Sous sa robe, c’est là que je les ai cachés.
— De quoi parlez-vous ?
— Les cahiers… Ceux de Rose."
Ainsi sortent de l’ombre les cahiers de Rose, ceux dans lesquels elle a raconté son histoire, cherchant à briser le secret dont on voulait couvrir son destin.
Franck Bouysse, lauréat de plus de dix prix littéraires, nous offre avec 'Né d’aucune femme' la plus vibrante de ses œuvres.
Ce roman sensible et poignant confirme son immense talent à conter les failles et les grandeurs de l’âme humaine.

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