
Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Mrs Dalloway
Virginia Woolf
Editions des Femmes Antoinette Fouque Bibliothèque des voix
20 janvier 2022
7 h 23, lu par Catherine Deneuve
Roman
Chronique
20 janvier 2022

Texte édité par Gallimard en 1994 et traduit par Marie-Claire Pasquier. Réalisation de Francesca Isidori :
« Elle ne dirait plus jamais de personne, il est ceci, il est cela. Elle se sentait très jeune; et en même temps, incroyablement âgée. Elle tranchait dans le vif, avec une lame acérée ; en même temps, elle restait à l’extérieur, en observatrice. Elle avait, en regardant passer les taxis, le sentiment d’être loin, loin, quelque part en mer, toute seule; elle avait perpétuellement le sentiment qu’il était très, très dangereux de vivre, ne fût-ce qu’un seul jour. » V. W.
C'est un challenge presque insurmontable que d'écrire un avis sur un tel enregistrement, une telle œuvre, une telle interprétation. Masochisme ou inconscience totale ? Je ne sais pas encore... Folie douce certainement, de celle qui anime chaque artiste, créateur, citoyen engagé... La folie d'exprimer puis de diffuser une pensée libératrice, profondément intime tout en étant universelle.
Tant d'analyses éclairées existent au sujet de l'œuvre de Virginia Woolf ou concernant le jeu de Catherine Deneuve, que je ne me sens pas légitime, moi lectrice lambda certes chanteuse lyrique soliste et addict aux mots, (est-ce suffisant ?), à asséner un quelconque jugement sous forme de vérité absolue. Ridicule ! Car ce qu'un roman de Virginia Woolf ou une interprétation de Catherine Deneuve nous apprennent, c'est bien qu'il ne faut être catégorique en rien, que la réalité se pare de multiples apparences, qu'elle est mouvante, changeante d'un individu à l'autre, que sous un sourire de façade peuvent se cacher une violence, un désespoir, une révolte.
Choisir Catherine Deneuve, pour ce texte en particulier, semble le seul choix possible, tant elle est passée maîtresse dans l'art d'évoquer bien des sentiments, des réalités, parfois dérangeantes, sous une beauté faussement parfaite, un sourire énigmatique, un regard indéchiffrable.... telle l'hôtesse idéale que sera Clarissa Dalloway pour ses invités d'un soir.Or la maîtrise, chez le personnage ou chez sa créatrice, cache la peur, la conscience de sa propre imperfection, de ses limites.... de son envie soudaine de tout arrêter.... Joue-t-on à être heureux visiblement, où l'est-on ? Tout le jeu social, en
cette journée de juin 1923 semble vain, factice, voué à l'échec... On est joyeux, on profite de petits bonheurs puis brusquement tout apparaît inutile, sans consistance...
La voix de Catherine Deneuve aujourd'hui mûrie, faillible, illustre parfaitement, malgré ou grâce à la rapidité du débit, cet air de rester en surface, de ne pas creuser, afin de ne pas sombrer dans le gouffre, celui ressenti par une femme de 53 ans sur le fil d'un rasoir.Nous sommes, nous lecteurs, à l'instar de cette société anglaise corsetée du début des années 1920, comme enfermés dans un cadre, celui d'une caméra en plein travelling, sans aucune pause, du matin à la fin de la réception dans la nuit.
Nous voyons le décor, nous ressentons tout par le prisme de Clarissa partie acheter des fleurs pour décorer son intérieur. Quartier de Westminster, Arlington Street, Piccadilly, St James's Park, Bond Street... Tout en ayant les images de ce périple sous les yeux, l'esprit de Clarissa Dalloway bouillonne, fait des digressions, remonte le temps, comme le nôtre le fait en permanence, bégayant, beugant, avançant subitement.... Virginia Woolf réussit à rendre cet état d'auto analyse inconsciente, tout en étant en action. Le présent et le passé sont ses compagnons de voyage...
Soudain les yeux de Clarissa se pose sur une autre personne et nous voilà projetés dans ce nouveau protagoniste. Ainsi faisons-nous la rencontre intérieure de Lucrezia, jeune épouse italienne, désespérée par l'état de son mari Septimus, victime d'un syndrome post traumatique violent dû à la première Guerre Mondiale qui n'en finit pas de tuer en écho de nouvelles victimes, de Peter Walsh revenu des Indes, ancien amour de Clarissa, de Richard Dalloway, compagnon parfait, de Elizabeth leur fille, de Sally l'amie de jeunesse..... Toute une galerie de portraits contrastés, de la bourgeoisie, de l'élite, de la domesticité, de la classe moyenne.. tous jouant une partition commune avec plus ou moins de bonheur, certains décidant soudain de quitter le groupe, d'arrêter la mascarade, de ne plus essayer d'être celui ou celle que les autres veulent que vous soyez.... Tous fragiles, tous des fragments de l'écrivaine.
Si l'un tombe, si le jeu s'arrête et si l'un d'entre eux abandonne la partie, le risque est grand que d'autres veuillent le suivre. Virginia Woolf le sait, Ô combien. Elle sait le désespoir, elle sait l'envie d'en finir, elle sait ce que des mondanités, des apparences peuvent cacher, elle sait le danger que représentent les autres pour une femme essayant de garder difficilement l'équilibre, le sourire, la maîtrise.
Son mal-être perceptible sous le maquillage, le savoir vivre, l'application des règles, est celui de chacun au sortir de cette effroyable boucherie que fut la première Guerre Mondiale.Les fondements de la société ont tremblé ; tous en frissonnent encore, par intermittence.
On retrouve ici certaines nouvelles écrites auparavant par Virginia Woolf insérées dans ce long Continuum que constitue cette journée de préparatifs à la réception donnée chez les Dalloway.Il n'y a pas de scénario ni d'intrigue à proprement parler, comme toujours avec cette autrice impressionniste qui déroule les heures - The Hours - précédant l'événement du soir en nous plaçant à l'intérieur d'une caméra, s'attachant à nous montrer les autres.... Pour brusquement nous faire devenir ces autres....
C'est brillant, drôle, cruel, juste, bienveillant, d'une acuité psychologique folle. Virginia Woolf n'a pas peur de flirter avec la mort, la détresse, à frôler le précipice.
L'interprétation de Catherine Deneuve n'en est pas une, c'est une re-création, et telles certaines divas de l'opéra, change des mots, des respirations, en ajoute d'autres, à l'instar d'une Maria Callas ou d'une Régine Crespin qui savaient que pour respecter l'essence d'une oeuvre, il fallait quelques fois l'adapter. Ce n'est pas trahison, c'est une nécessité afin de, étonnamment, coller encore plus à la vérité exprimée ou suggérée. J'aime, par exemple, la Cassandre de Régine Crespin dans Les Troyens de Hector Berlioz ; pourtant elle change par endroits la partition faisant en sorte d'être Cassandre sans être stoppée par une syllabe maladroite sur une note trop haute. Une oeuvre vit encore, bouge, se métamorphose à travers le temps, bien après la mort de son auteur. C'est en cela qu'elle reste contemporaine, moderne, essentielle, vibrante. Un enregistrement à garder précieusement, à réécouter.