
Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Les vies de Jeanne
Joël Raguénès
Calmann-Lévy
2018
440 pages
Historique
Chronique
18 juin 2018

Collection France de toujours et d'aujourd'hui.
La femme, la citoyenne, la lectrice assidue et l'artiste ont été comblées par ce très beau roman d'amour, de passion, retraçant cinquante ans de la vie de Jeanne et son entourage de 1898 au premier vote des femmes en France.
Cette grande fresque s'attachant autant aux grands événements qu'à l'intimité, est un livre très féminin tant l'empathie de l'auteur avec son héroïne est troublante, et féministe quant au rappel de ce que fut le parcours du combattant de nos aïeules, certaines d'entre elles en tout cas, qui ne se satisfaisaient pas de leur sort. Se souvenir toujours que la fin du XIX ème siècle n'est pas tendre avec la gent féminine, considérée aussi fragile et inconséquente que les enfants, dépendant entièrement du bon vouloir de leurs pères, frères, tuteurs, puis de leurs maris. La grande révolution a décapité une Olympe de Gouges auteure des naïfs droits de la Femme et de la citoyenne arguant que si nous nous battons comme les hommes nous avions droit à l'égalité, la liberté, la fraternité. Et non, pauvres filles ! Napoléon, un des plus beaux mysogine de notre
Histoire en remettra une petite couche.... Et que nous soyons massacrées lors de la guerre de 1870, de la Commune, des deux guerres mondiales, pire que nous ayons remplacé haut la main ces messieurs dans toutes les professions qui leur étaient réservées, on oublie, amnésie générale, mesdames retournez dans vos foyers.
Imaginez-vous en pays de Leon, Bretagne Nord, dans le village de Glaslan dans le Trégor.
Guillaume apprend que la papèterie où il est contremaître va fermer. Sa femme Maria est gouvernante dans une famille bourgeoise, ils ont deux enfants Julien 12 ans et Jeanne 8 ans. La grand mère maternelle vit avec eux ses dernières années.
C'est une catastrophe, mais ce couple est exceptionnel par son aptitude à s'adapter à ce nouveau monde, où tous vont devoir abandonner le breton pour le français, où l'instruction des femmes sera incontournable pour leur avenir, où les premières mesures de protections sociales et maladies sont acceptées par des chefs d'entreprise soucieux de leur personnel.
Donc Guillaume décide de partir à cinquante kilomètres de là, à Belle-Isle-en-terre, demander un poste de contremaître à la grande papèterie Vallée. Il est accepté, une maison est mise à sa disposition, une école de fille acceptera Jeanne, rêvant d'être Institutrice, et sa femme si elle fait l'effort d'apprendre le français aura un poste de gouvernante chez le patron de son mari. C'est là où le bât blesse, pense Guillaume, mais il a une bonne surprise car en secret depuis un an, Maria suit les leçons données par le précepteur des enfants de ses employeurs, et est donc fin prête à partir et changer de vie.
D'une journée désastreuse, tous les espoirs sont maintenant permis à tous, et surtout à Jeanne, qui ne manque ni d'énergie, de force, d'intelligence pour affronter la Vie : les années d'apprentissage de son métier, son premier poste, ses premières amours, les guerres iniques, les joies et les très grandes peines , le regard de la société sur cette jeune femme issue de la paysannerie et fière de l'être, s'élevant dans la hiérarchie avec bravoure, s'engageant dans des mouvements féministes pour la parité et l'égalité des salaires, menant de front sa carrière, jouant son rôle de mère de quatre enfants, se relevant de tout, avec un pragmatisme, un franc parler, les deux pieds bien plantés dans la réalité.
Ce qui est fabuleux dans ce livre c'est comment Joël Raguénes transcrit les dialogues entre femmes quant à la question de la sexualité, du désir, d'une manière franche et réaliste bien loin des clichés souvent véhiculés dans les romans. C'est rafraîchissant ! J'ai beaucoup appris grâce à certaines anecdotes et points de détails quant aux inégalités hallucinantes auxquelles étaient confrontées nos arrières grands mères ou tantes, issues de la classe rurale ou ouvrière. Les bourgeoises n'étaient pas mieux loties certes, infantilisées mais avec un toit sur la tête. Intéressant aussi cette dérive politique des mouvements féministes dans lesquels Jeanne ne se reconnaîtra plus complètement.
Une Vie symbole de toutes les autres, nous redonnant le flambeau pour nous battre et continuer à lutter pour les prochaines générations, d'autant plus que nous reculons et perdons des acquis, comme à chaque fois que la société a peur.
Je souligne également la très grande qualité de l'écriture, élégante, claire, précise au service d'une histoire se déroulant linéairement sans flashbacks ou digression. Un vrai plaisir donc de lecture, de découverte, d'apprentissage, pour ces vies de Jeanne. À lire absolument !