
Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Les musiques de l’âme
Annie Cohen
Editions des Femmes Antoinette Fouque
12 mai 2022
126 pages
Biographie
Chronique
24 mai 2022

« On apprend à écrire en lisant ceux ou celles qui laissent accessible l'espace au lecteur. Ne pas emmener voyager. Oh que non ! Et les mots se présentent comme les aplats du blanc de Titane sur le papier ton ficelle. L'expérience de la peinture ouvre les portes pour une écriture abstraite et profonde. Les encres de Michaux sont vues à côté de ses poèmes. De même Artaud qui annonce "refaire corps avec les musiques de l'âme. » A. C.
Hector Berlioz disait également que la musique et l'amour sont les deux ailes de l'âme. Elles sont indissociables.
J'ai revu les photographies de Frida Kahlo sur son lit de souffrance trouvant la liberté dans la peinture. J'ai repensé à ma compagne de cœur, Emily Dickinson, qui réussissait à mettre le monde en poèmes, à atteindre l'absolue vérité en regardant par sa simple fenêtre. Deux artistes majeures enfermées suite à un accident gravissime ou une décision de s'isoler....
Et voici Annie Cohen qui nous livre ses pensées, cloîtrée dans son appartement près du Panthéon, condamnée à un confinement médical bien avant qu'une quelconque épidémie ne se déclare. Le corps refuse d'avancer mais l'âme vole toujours vers le ciel, avec les oiseaux, dans le souvenir de la mère à jamais adorée, des amis disparus, dans la continuité des œuvres d'artistes écrivains-dessinateurs-gouacheurs.
La création et l'amour sont les ailes de Annie Cohen.... Ce livre n'est pas un bilan de fin de vie, il est une mise à plat de sa vérité avant de se lancer joyeusement dans une nouvelle aventure au musée Pompidou Metz.
Toujours actrice, active en ce monde, elle reste l'éternelle fille de sa mère enfantant des oeuvres et non des héritiers... La question de ce qui adviendra de son travail se pose et pourtant nous sommes tous ses héritiers, ses descendants par le cœur et l'âme, nés de la même essence.
Ce livre est un hymne, un hommage à la vie, à l'amour, à la tendresse, à tous ceux qui lui donnent tant et reçoivent tellement d'elle. Son mari François Barrat, le compagnon de cinquante ans, les amis, le psychiatre, les aides soignant(e)s si dévoué(e)s, les kinés présentes lorsqu'enfin, après un an d'immobilisation, l'autrice peut refaire un pas et s'asseoir à son bureau, ce bateau qui la mène partout où elle décide d'aller. Ne sont pas bien loin les oiseaux, la chienne fidèle et loyale, l'amoureux de toujours, les disparus.
La douleur infinie, indescriptible, peu soulagée par les drogues diverses, l'oblige à aller à l'essentiel, à laisser de côté tout superflu pour rester dans une lumière chaleureuse bienfaitrice de Dieu, du Soleil, de l'Amour encore et toujours. C'est un aveu de force et non de faiblesse, force de vie, force de créer, force de penser et d'apporter encore sa brique à l'édifice commun, force de se retourner sur son oeuvre pour en chercher les imperfections ou incohérences pour finalement être réconfortée et raffermie dans son geste littéraire et graphique.
C'est un voyage au bout de soi, au bout de nous. En voici quelques extraits choisis...
De la stupéfaction du chemin parcouru :
« Je reprends la formule, ça m'étonne toujours qu'elle sache écrire, dessiner, ça m'étonne d'avoir tenu dans l'obscurité de ma chambre, ça m'étonne d'avoir vécu une vie de moniale entre le bureau et les cigarettes. Ça m'étonne toujours d'avoir emprunté le chemin du solitaire, sans rupture de lecture, avec l'amour de la langue. «
De l'acte d'écrire, dessiner, gouacher, créer malgré tout :
« Ce que je fais avec les rouleaux d'écriture, je tisse des mots, je tricote un texte, je suis à quelques centimètres de mon stylo. Je suis apaisée, je garde une conscience aiguë de ce que je vis, assise à mon bureau. Plus pouvoir marcher, col du fémur cassé et genou pourri d'arthrose. Mais aucune importance, le meilleur est devant. »
Créer c'est enfanter.... :
« Lorsque j'écris ou dessine, j'ai affaire à l'impossible. Je cherche à genoux, je ressens l'enfantement, la délivrance. Écrire est un acte sexuel, la vulve de l'organe féminin palpite, frissonne. »
« Nous sommes des accoucheuses. Et c'est une forme parfaite qui pousse son premier cri. Accoucher concerne l'écriture et la gouache. C'est un moment de silence et d'accompagnement. Ça sort, ça vient, ça s'impose, ça dit que c'est la vie. «
Des coups, des bleus sur le corps qui reste cependant instrument de création :
« Je suis une artisanale, une manuelle, une ouvrière des mains. Le cerveau est présent, les méninges entourées de la dure-mère ont résisté à l'opération de l'AVC. La tache de l'hématome restera à vie. »
« De tout temps, sur une vie entière, la création a caché les affections corporelles. Des blocs de livres, de dessins, de gouaches. Cancer, AVC. Maladie maniaco-dépressive, migraines. Et pour finir, col du fémur, mutilation des jambes. Mais d'où vient la puissance des mains qui veut marquer ces temps de misère, de calamités ? » « Une joie qui m'est donnée. La maladie fait partie de mon corps, mais je l'ai toujours vaincue. Et je le dois à ma foi immense en la création.
De la question de la maternité, de l'héritage :
« La psychanalyste est douce, elle reste une heure, elle pose la question d'avoir ou de pas avoir eu d'enfant. J'explique que tout a été réservé à la création et que F. B. est arrivé trop tard. Cela devait être ainsi, sans regret, sans remords, sans nostalgie. Je ne me révolte jamais contre le sort. «
Du deuil impossible à faire, Annie Cohen reste « l'enfant de » à jamais :
« Douce mère qui parlait l'espagnol couramment. Bésame mucho. Douce mère qui aimait avec force l'homme de ma vie. L'avoir abandonnée dans un caveau me scie les jambes. C'est pourquoi je ne marche pas. Je ne peux pas aller chercher un verre de Coca. Madre ! »
« Où iront les dizaines de dessins, de gouache, de rouleaux d'écriture, de dessin au Rotring, ou ceux à la plume et à l'encre de Chine avec des feuilles d'or ? Sans enfant, je n'ai pas d'héritier, maman, où irons-nous avec cette vie vouée à l'art et à l'amour. Les deux cohabitent somptueusement. L'un ne va pas sans l'autre. "
Ce livre est une porte sur l'âme d'Annie Cohen et sur la nôtre.... Des portes :
« Le rapport aux portes est complexe. On peut vivre sans avoir d'autres portes que la sienne. Parfois on en souffre, on voudrait tant être accueilli. Frapper à une porte à l'improviste. Être reçu. C'est ça l'amour. Mais c'est rare. [...] La phrase qui vient devrait ouvrir la porte du souvenir et de son énonciation. Écrire suppose le sens, des perceptions, des souvenirs, gouacher demande le geste, l'impulsion, la valse. [...] La gouache n'est pas de ce temps, elle attend derrière la porte, le moment, l'opportunité. »
De l'espoir et de la joie, de l'instinct de vie toujours :
« C'est idéal, c'est magique. Dans cette inégalée lumière d'Île-de-France, je retrouve mon corps tel qu'il aime se vivre, enfin ! Devant le clavier et les doigts qui tapent, qui veulent un futur de littérature, un davantage toujours exigeant, Célé fait plus d'une année que j'ai perdu cette position, couchée en deux dans le lit, attendant l'exécution des phrases, des paragraphes, avide, affamée, en prière, Ô mon Dieu ! Merci ! Que le monde est riche ! »
Du nouveau projet, présence incarnée dans les oeuvres à jamais.
« Metz est à moi puisque je vais exposer cinq rouleaux d'écriture au musée Pompidou Metz dans l'exposition « Écrire, c'est dessiner » à partir du 6 novembre jusqu'au 21 février 2022. Trois mois entre Bataille et Guyotat. Sans moi. »