
Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Les jardins d'hiver
Michel Moatti
Hervé Chopin Editions
Octobre 2020
285 pages
Thriller
Chronique
13 février 2021

Tout au long de cette lecture crépusculaire les voix du groupe argentin et péruvien Los Calchakis, accompagnées par la flûte de Pan, en particulier leur chanson-hommage à Che Guevara, m'ont maintenue malgré tout du côté de la lumière.
Celle qui nimbe encore les Justes de tous pays, les défenseurs de la liberté, des droits fondamentaux de l'humanité.
Ce texte est une plongée au centre du cercle infernal créé par les juntes criminelles, par des individus auxquels on ne peut donner de nom, de qualificatif. D'ailleurs oublier leurs patronymes pour plutôt rappeler et crier ceux de leurs victimes assassinées ou disparues me semble être le but, la mission de ce roman terrible, lourd, testimonial.
J'ai dû m'arrêter souvent à la lecture de ce chemin de croix emprunté de force par tous ces martyrs auxquels on ne pourra pas toujours donner de sépulture réelle. Avalés par le brouillard et l'ombre qui recouvrent tout...
Les tortionnaires, tueurs, violeurs, psychopathes et serial killers d'Amérique du Sud, d'Argentine, ressemblent à ceux adeptes du nazisme. Nulle originalité, tous se copient implacablement, apportent leur part de monstruosité et d'indicible au monde en souffrance....
Et pourquoi ? Pour rien, pour l'illusion de pouvoir, de contrôle, pour jouir et se vautrer dans le sang et la terreur répandus.
Cela reste incompréhensible : nous redevenons tous poussière, nous redevenons aussi nus et fragiles au moment du dernier souffle comme lors de notre naissance. Ce qui rend notre passage sur cette Terre significatif c'est la lumière que nous apportons et non la destruction et le mal que nous pourrions générer.
Un roman donc qui redonne chair aux disparus, s'inspirant des vies et des destinées tragiques de certaines victimes de la junte militaire, soit sous une identité fictive, soit sous leurs noms réels.
30 000 disparus sur les 40 000 hommes, femmes, enfants martyrs ! 30 000 ! Avec ce que cela implique pour les survivants en terme de souffrance, de culpabilité, d'incapacité à atteindre un possible état de résilience. Tous seront ainsi broyés " entre le coup d'État militaire de mars 1976 et l'élection démocratique de 1983 " .
Six ans d'enfer ponctués d'horreurs, de massacres, dont celui de la Nuit des crayons de septembre 1976, événement à l'issue duquel se dissolvent dans la nuit les silhouettes de six lycéens.
Les jardins d'hiver ne sont pas des lieux de beauté et de vie naissantes, ce sont des lieux d'anéantissement...
Ce thriller interroge sur le sentiment d'illégitimité et de responsabilité que traînent les rescapés, qui à l'instar des survivants des camps nazis s'enliseront ensuite, pour certains, dans un silence douloureux et assourdissant. La honte effroyable, la culpabilité du survivant..." Pourquoi eux sont morts et pas moi ?"
La manipulation psychologique utilisée lors des interrogatoires, des séances de torture, provoque encore, des décennies après, des effets dévastateurs sur l'existence de ceux qui furent relâchés, donc, potentiellement coupables de dénonciation.
Une douleur insupportable qui empoisonne aussi des familles dans l'ignorance de ce que furent les dernières minutes de vie des êtres aimés. On ne peut imaginer cet enfer psychique.
Enfin, Michel Moatti traite évidemment par le biais de son narrateur, de la légitimité de l'écrivain à raconter honnêtement, le plus justement possible, la destinée d'un héros, d'une victime. Dans ce thriller, l'auteur nous guide dans les zones les plus noires de la psyché humaine, celle des bourreaux, celle de certains collabos ou survivants, celle de certains mystificateurs.....
Le final m'a laissée KO, hurlant silencieusement aussi... Oui, un long cri en apnée .... Les notes sont indissociables de ce récit, tableau dans le tableau, miroir à l'infini, origine d'un texte nécessaire porté longtemps au fond de soi, et qui s'impose, soudain, à son auteur. Le témoin est transmis .... Les mémoires réveillées...