Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Les Invisibles - Révélations sur le business de la détresse
Philippe Toulouse
Max Milo
6 février 2020
236 pages
Autobiographie
Chronique
20 février 2021
J'ai lu ces pages, glacée, frissonnante, tant la réalité décrite dans ce témoignage me touche. Je dédie mes prochains mots à madame Monique, disparue aujourd'hui, qui faisait la manche dans le tunnel reliant Malakoff à Vanves, et qui ne fut jamais à nos yeux ni invisible ni négligeable. Dont la disparition soudaine, le cœur épuisé, brisé par le décès de son fils, relaté avec délicatesse et émotion dans le journal municipal de Malakoff, a donné lieu à des témoignages de réelle tristesse par voie d'affiches, par des bougies allumées dans le tunnel à son emplacement habituel, pendant des semaines, et aussi lors du dernier adieu au cimetière. Je remercie le destin de m'avoir permis de parler avec elle et son ami sur la place de la mairie de Malakoff très peu de jours avant que son cœur ne décide de s'arrêter. Nous nous sommes donné très brièvement la main... Madame Monique n'était pas SDF, elle touchait les minimas sociaux et avait une chambre dans
un centre pour femmes. Agée presque d'une soixantaine d'années, elle espérait encore retrouver une place de serveuse ou un autre job de complément.Nous avons été endeuillés, tous... Si certains n'ont pas été capables de voir madame Monique, finalement je les plains... Ils sont des handicapés du cœur.
Ce témoignage de Philippe Toulouse, éducateur spécialisé sur le terrain auprès, entre autres, des personnes sans domicile fixe à Dunkerque, plus qu'un coup de poing dans l'estomac est un acte courageux et indispensable de mise sur la place publique d'un problème de politique pure, afin que les citoyens puissent, comme dans l'antiquité, s'emparer d'un fait de société et en débattre sur l'Agora. Nul ne doit être considéré comme négligeable ou invisible en France, et nul ne doit pouvoir agir caché, impunément, en souterrain, contre le bien commun. Nul ne doit pouvoir se penser intouchable, tout puissant dans une démocratie.... Ce qui s'est passé à Dunkerque, municipalité socialiste au moment des faits, symptomatique d'un certain système mis en place par des notables criminels avec la complicité de "collabos" et de sbires, peut illustrer ce qui se passe plus largement dans notre beau pays des droits de l'homme et d'égalité des chances, tous bords politiques confondus.
Au moment où un nouvel ordre mondial ultralibéral, profitable à certains des plus nantis évidemment, est largement favorisé par certains gouvernements, les lanceurs d'alerte deviennent des cibles à abattre. On ne naît pas lanceur d'alerte, on le devient par sens de la justice, parce que le choix ne se pose pas, parce que les valeurs gravées aux frontons de nos mairies sont toujours d'actualité. Liberté Égalité Fraternité ou encore mieux Solidarité.
Nos sociétés, nos démocraties où la protection des plus faibles, des plus fragiles est un principe fondamental, ne peuvent accepter que certains privilégiés puissent traiter les plus précaires comme des quantités négligeables, des statistiques, des ombres dépersonnalisées, des invisibles.
En professionnel, au service des plus démunis, Philippe Toulouse rappelle des principes incontournables et pourtant oubliés de beaucoup. Dès qu'un citoyen a administrativement une adresse, soit dans une association ou dans un centre.... il peut exercer son droit à voter. Il n'est pas invisible. Il peut faire ou défaire une carrière politique comme tout à chacun. Nous sommes tous, riches ou pauvres, invisibles ou négligeables, en raison, par exemple du système de suffrage mis en place, permettant que l'abstention et les votes blancs ne soient pas comptabilisés. C'est ainsi que certains sont élus au mépris de l'opinion d'une majorité de Français qui n'ont pas voulu choisir entre la peste et le choléra.
De travailleur social à l'écoute de la population, innovant quant à ses méthodes de travail, mettant en place des maraudes, des lieux d'accueil longues durées etc, etc... Philippe Toulouse s'est transformé, par obligation, en acteur sur la scène politique afin de dénoncer et contrer les agissements du maire de Dunkerque, cumulant les mandats donc omnipotent, et de ses amis présents à tous les postes décisionnaires en lien avec le charity business. Car les pauvres rapportent des fortunes à certains : détournements de l'argent public à des fins personnelles tout en laissant crever des enfants et des personnes en grande précarité. Les associations deviennent extrêmement lucratives et appliquent les méthodes de certaines grandes entreprises telle Orange, d'où des conditions de travail des intervenants sociaux sur le terrain inacceptables et dangereuses, et une insécurité réelle dans tous dans les centres d'accueil devenus indignes et insalubres.
Lorsqu'un ami et collègue, Fabrice, se suicide, une limite est franchie, aucun retour en arrière ne sera plus possible... Le face à face entre David et Goliath est inévitable... il sera violent mais Philippe Toulouse tiendra bon. D'où lui vient cette endurance, cette résistance face au Mal absolu ? Son éducation, une force de caractère particulière ou une faculté d'indignation hors du commun ?
Ceux qui auraient voulu continuer à s'enrichir, à devenir de plus en plus puissant dans l'ombre, invisibles, sont aujourd'hui en pleine lumière.
Ce témoignage plus édifiant que le pire des thrillers politiques et judiciaires devrait avoir une suite car, bien que Philippe Toulouse ait été lavé de toutes les accusations ubuesques proférées à son encontre par décision du Tribunal de Dunkerque, il n'en reste pas moins que les responsables du suicide de Fabrice courent toujours, que tous ceux coupables de détournement de fonds publics, de harcèlement moral et menaces de mort contre l'auteur n'ont pas encore été jugés. Rien n'est fini et les coupables continuent à vivre librement en toute impunité.
Personne aujourd'hui n'est à l'abri d'une bascule dans la précarité. Ne vous croyez jamais hors de danger ou non concerné.... Et surtout regardez ces femmes, ces hommes dans la rue, répondez- leur même un « désolé monsieur ou madame, je n'ai rien sur moi, je n'ai pas de monnaie », redonnez leur une visibilité, au moins cela.