Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Les faisceaux de la peur
Maud Tabachnik
City Editions
16 février 2022
400 pages
Thriller & Historique
Chronique
4 mars 2022
Extrait : « On ne peut pas laisser vivre de tels monstres. Le mal et le bien sont des notions abstraites, difficiles à combattre. Parce que le mal pour l'un est le bien pour l'autre. Et que c'est seulement dans le vide de la pensée que
s'inscrit le mal. L'être humain ne doit jamais cesser de penser, c'est son seul rempart contre la barbarie. Et j'espère que dans ce monde, beaucoup en ont conscience. Action et parole sont les deux vecteurs de la liberté. S'il cesse de penser, chaque être humain peut agir en barbare. » Réponse faite à l'héroïne par Hannah Arendt
Un roman historique très différent des opus précédents de l'autrice, généralement des polars et thrillers, certainement né de la nécessité de s'exprimer et d'avertir du danger tous ceux qui le liront en cette période anxiogène où tout semble recommencer comme en 1938-39 ; ce récit est une course contre la montre pour sauver sa peau et celle des siens. Lorsque l'on naît juive en cette première moitié du XXe siècle, cela signifie nécessairement que l'on va se retrouver face au mal absolu, confrontée à la violence, à la barbarie, au racisme les plus dégénérés et insupportables.
Judith est une jeune italienne heureuse à Florence avec sa famille, intégrées dans leur quartier, entourées de leurs amis. Une mère commerçante, le père artisan ébéniste, Judith se voit avocate ou écrivaine... Quelques chamailleries avec son jeune frère, rien de grave, et puis un coup de cœur pour une camarade de lycée. Judith aime les filles, peut être le seul élément de sa vie qu'elle n'ose aborder avec ses parents.
Mais déjà résonne le fracas des bottes, en préfigurant bien d'autres, plus inquiétants encore. Mussolini prend le pouvoir, les vérifications d'identité par les miliciens se multiplient, le statut de juifs des Livi devient soudain source de discrimination, de peur. La menace s'intensifie, les regards changent, les interdictions de travailler, d'étudier, en un mot de vivre librement, sont légion ; plus d'avenir pour ces patriotes qui sont, du jour au lendemain, devenus des ennemis à abattre, des étrangers dans leur propre pays. La religion n'est pas au centre de leur quotidien, quelques événements marquants dans l'année sont fêtés plus par respect des traditions qu'autre chose. Leur appartenance au peuple juif ne joue aucun rôle dans leurs comportements. La peur leur tord maintenant le ventre, elle devient panique. Le dilemne du départ est insoutenable. La famille ne sait quelle décision prendre. Les informations données sont contradictoires. Cependant, dans la continuité de la Nuit de cristal en Allemagne, les Livi deviennent des cibles de certains extrémistes. L'étau se resserre bien que la majorité des voisins soient révoltés par ces manifestations de haine contre ces florentins sans histoire et appréciés de tous.
Les juifs ont alors, comme dans toute l'Europe, le sentiment justifié de redevenir les parfaits boucs émissaires d'une violence qui jusque là était larvée, contenue. La dictature exacerbe les haines, divise pour mieux régner. Le Duce et Hitler font alliance. C'est le règne des médiocres qui recommence, des revenchards, des ratés, qui veulent détruire tous ceux dont la vie met en exergue leur propre limite.Discrimer, designer un ennemi commun sous de fallacieux prétextes, en un mot créer un faux climat de terreur est le but de tous ceux qui n'ont pas le courage d'affronter leur propre reflet, leurs propres imperfections. Cela s'accompagne invariablement de narcissisme et d'une soif de prise de pouvoir et de contrôle.Des êtres haineux, furieux, qui n'ont jamais été canalisés, diagnostiqués.
C'est un texte extrêmement intéressant qui traite de l'exil forcé, de l'appartenance à un pays aimé qui soudain devient terre de tous les dangers. Tout abandonner derrière soi, laisser ce que l'on a construit générations après générations, mais pour aller où ? Le mea culpa de la France suite à l'ignominie de la condamnation de Dreyfus redonne confiance en ce pays à des millions de juifs, ainsi que l'accès au pouvoir de Léon Blum. À tort comme nous le savons aujourd'hui.
Ce sera donc le départ précipité et l'arrivée à Paris.
Grâce au personnage de Judith, nous naviguons entre les quartiers de la Gaité-Montparnasse, de Saint-Germain, de Saint-Michel. De nouvelles amours, de nouvelles amitiés entre autres avec l'inoubliable Hannah Arendt, la prise de conscience de ce que signifie être juif en France, en Allemagne, en Autriche,..., grâce à toutes les rencontres en ce carrefour du monde qu'est devenu Paris avant guerre, jalonnent cette remarquable reconstitution historique.
Judith découvre les organisations sionistes, la Lica, elle se découvre surtout juive alors que la question n'avait jamais été évoquée pendant sa jeunesse en Italie, surtout à Florence.Elle révise également ses jugements bien trop hâtifs, elle apprend à ne plus cataloguer trop rapidement ceux et celles dont elle croise le chemin, elle découvre aussi comment faire le deuil de certains faux amis. Elle grandit, murit, s'accepte, vit intensément, doit se définir très vite dans un monde qui explose.
Bientôt ils seront tous dans l'œil du cyclone, doit-elle encore fuir, ou s'engager dans la lutte pour la liberté, pour le triomphe de la lumière sur les ténèbres ?Des questions que se posent aujourd'hui des millions de personnes, des interrogations qui sont miennes depuis des années et qui actuellement sont au centre de mes préoccupations, douloureusement. Comment rester honnête vis à vis de soi même, de ses convictions les plus profondes ? Mais où aller quand le monde entier semble devenu fou ?