Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Les blessures du silence
Natacha Calestrémé
Albin Michel
Mars 2018
352 pages
Polar & fantastique
Chronique
22 avril 2018
Amandine : " Je marche si vite que mon cœur peine à suivre la cadence. Je m'arrête pour reprendre mon souffle. Est-il normal d'être à ce point épuisée à quarante ans ? ...je scrute les rugosités du sol à la recherche d'un signe positif, un morceau d'asphalte en forme de cœur, un brin d'herbe qui s'épanouirait dans le béton... Quelque chose qui me réconforterait dans l'idée que je vais m'en sortir. Rien. "
Quelle joie de retrouver toute l'équipe de la DPJ du XIV ème arrondissement,( j'ai joint les couvertures des policiers de la précédente trilogie) !
C'est fou, j'ai eu l'impression de retrouver de vieux amis, sentiment dû au talent de la conteuse à créer ce lien entre le lecteur et les personnages. Ainsi en premier Yoann Clivel, mélange explosif et à fleur de peau de breton et basque, au verbe haut et au sens imaginatif de la formule, à l'origine de dialogues savoureux et enlevés, Christian Berckman, sympathique coureur de jupons, joueur invétéré donc bluffeur né, un peu tire au flanc, et enfin le geek, Marc Honfleur marqué par un deuil récent, tout jeune marié. N'oublions pas le commissaire Filippo, ses deux chiens, son célibat, son besoin d'affirmer son autorité.
Et avec Clivel, il n'est pas à la fête, celui-ci a un sérieux problème avec la hiérarchie, c'est un électron libre avec une particularité, son sixième sens ou disons-le, sa médiumnité. Une particularité des livres de cette auteure est le lien avec une autre dimension parallèle à notre monde, devenu si terre à terre. Une façon originale d'insister sur l'importance de vrais rapports humains au delà des conventions et convenances !
Depuis quelques temps, Yoann fait des rêves où une jeune femme brune lui apparaît, ayant manifestement besoin d'aide. Déjà avant de quitter Alisha sa compagne, les nuits étaient courtes. Depuis leur séparation il y a un peu plus de cinq mois, de sa faute entière et assumée, cela ne s'arrange pas.
Donc quand il est convoqué par Filippo dans son bureau à peine arrivé, il s'attend à des problèmes et y va à contrecœur. Il a raison, celui-ci lui annonce qu'une enquête suivie depuis une semaine par le commissariat du XV ème, lui est transmise à sa demande. Pas très réglo tout ça !
Donc il hérite du dossier de la disparition d'une jeune mère de trois fillettes, Amandine Moulin, née Lafayette ; le mari Henry est professeur de français, au charisme indéniable, très apprécié de tous. Elle travaillait à la mairie du XV ème arrondissement à la comptabilité. Elle s'est volatilisée après 13h, le 5 septembre. La dernière à l'avoir vue est la gardienne. Ce sont les parents d'Amandine qui ont contacté Filippo, son ancien petit ami, avant qu'elle n'épouse Henry. Son supérieur est donc impliqué émotionnellement, ce qui n'est pas du goût de Yoann. Il sent les ennuis se profiler.
Difficile de savoir si c'est une fugue, un suicide, un meurtre, un départ avec un amant.... Tout le monde, des parents à la sœur Brigitte, en passant par ses collègue de bureau, ses rares amis, ses voisins et surtout l'époux, ont des versions radicalement différentes.
Le sixième sens de Yoann, en plus, semble en panne même lorsqu'il visite l'appartement aseptisé du couple. Rien ne dépasse, on dirait une salle d'opération. Rien que cela fait tiquer notre limier, avec trois gamines en bas âge, c'est impossible. Il y a quelque chose qui cloche dans le royaume de Henry Moulin. Ses réactions également sont inadaptées à la situation inquiétante, son sur-contrôle, sa froideur, rien ne colle. Ajoutons qu'il a attendu cinq jours pour signaler la disparition de sa femme. Ça sent mauvais !
La description de celle-ci n'est pas flatteuse, mine de rien il la rabaisse, la dénigre avec beaucoup de talent. Pour un novice cela passerait, mais pas avec une équipe d'enquêteurs entraînés à repérer les déviants, menteurs, manipulateurs. Pour le moment, ce ne sont pour eux que des sensations non des preuves, ils vont devoir en trouver et vite, le temps presse.
Appel à un chien pisteur dix jours après les faits, interviews en détail de tous les participants, même involontaires, à cet événement. Beaucoup d'invraisemblances sautent aux yeux de Yoann.
La jeune femme semblait vivre un enfer, celui-ci l'aurait-il poussée à se supprimer malgré l'amour qu'elle portait à ses enfants ? Le chien les mène au bord de la Seine au Pont Mirabeau.... Et après ? Rien !
Bienvenus dans le monde joyeux de la perversion narcissique et pour une fois ces mots sont utilisés à bon escient. Comment tuer une personne à petit feu, sans arme, sans coups, sans violence physique, sans preuve matérielle. Pourquoi la proie ne part-elle pas? Pourquoi s'est-elle laissée piéger ? A-t-elle une part de responsabilité dans ce qui lui arrive ?
Comment l'entourage réagit-il ? L'abandonne-t-il agacé de sa faiblesse, ou fait-il preuve d'empathie et de patience ? Quels sont les signes avant coureurs, les victimes sont elles de pauvres petites choses fragiles et stupides au départ, comment s'organise aux cours des ans la mise à mort de tout ce qui constitue un être humain et en premier lieu son Âme ?
Parfaitement décrit, analysé par l'auteure, nous sommes bien au delà d'une simple fiction policière.
Je dois dire que connaissant très bien le sujet de l'intérieur l'ayant subi dans un cadre familial, puis de l'extérieur lorsque je me suis engagée auprès d'une amie en danger, ce livre est d'une justesse et d'une importance capitale pour la compréhension du phénomène. Car aujourd'hui c'est un phénomène de société, mais attention à ne pas utiliser le terme de pervers narcissique à toutes les sauces, c'est comme la bipolarité, on les sert à tout moment à mauvais escient. Je suis heureuse aussi que l'auteure ait insisté sur la totale parité qui existe, tous les milieux sont touchés, et tous les domaines de la vie sociale également. Un ami ou une amie aussi peut être un pervers narcissique, et tisser une toile autour de vous pendant de longues années attendant le moment où vous irez mal.
Heureuse aussi de la revalorisation de l'image des victimes, oui ce sont des personnes intelligentes, ouvertes, tolérantes, généreuses et empathiques certainement beaucoup trop. Ce dernier point est leur talon d'Achille. Leur supplément d'âme va attirer ceux qui en ont perdu un morceau, qui ont besoin de se nourrir d'elles. Ce sont des cannibales, ce sont surtout des faibles, des minables qui s'attaquent à des personnes en fragilité, rien de bien courageux. De plus leurs méthodes ne sont jamais originales, et se ressemblent d'un cas à un autre. Ils sont pathétiques mais dangereux, et tant que la Loi ne sera pas adaptée à cette criminalité dans le cadre du couple, du travail, de l'entourage, du voisinage, tant qu'il n'y aura pas de cas de jurisprudence plus nombreux, que les commissariats continueront à refuser de prendre les plaintes au motif que cela n'est pas suffisant et relève du civil ( vous sentez le vécu ? ), ces meurtriers en puissance pourront continuer leur travail de sape et de destruction massive d'un être humain.
Le propos est lourd mais complet grâce au très beau travail de documentation réalisé par l'écrivaine servi par une trame policière aux couleurs surnaturelles et aux dialogues ciselés, qui allègent l'ambiance.
Amandine s'adresse à vous, lisez-la, il ne faut plus l'ignorer.