
Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Le Livre des Cellules
Nicolas Cavaillès
Corti
Le 13 mars 2025
120 pages
historique
Chronique
1 juin 2025

(adaptation en français moderne d'un anonyme du seizième siècle, suivie d'un compte-rendu de son procès translaté en latin)
À Marguerite de Navarre
Esprit généreux, grave et éprouvé,
Qui de toutes les prisons triomphâtes
Mais dans Rome ne posâtes le pied,
Mais d'un œil dessillé transfigurâtes
Les vices trop nus, les vertus trop fates,
Voyez, entrez dans le monde étouffant
Du vil détenu grattant et griffant
Au bas d'un mur, comme il battrait sa coulpe :
Est-ce l'empreinte d'une main d'enfant,
La tête d'un lapin, l'envers d'un poulpe ?
Prologue
Or se tu vuoi porter far cosa buona,
sie preso a torto, e poi istarvi assai,
e non avere aiuto da persona ;
anchor ti rubin quel pon che tu hai :
pericol della vita ; ebbistrattato,
senza speranza di salute mai.
Si tu veux pouvoir faire quelque chose de bien,
sois donc arrêté injustement et reste longtemps ainsi
abandonné de tous,
dépouillé du peu que tu possèdes,
maltraité, menacé de mort,
sans aucune espérance de salut.
Benvenuto Cellini
Attention, vous allez être chavirés.
Rome, à la jonction entre le XVe et XVIe siècle.
Un octogénaire meurt dans une cellule ténébreuse. Nul ne la vide. Un français devient l'occupant malheureux de cet endroit où gisent encore les preuves de la vie de cette âme incomparable, singulière, témoin privilégié du passage du temps, des règnes, des pouvoirs... Tout ce qui reste prouve l'éphémère de l'existence... Alors, le prisonnier se met à écrire sur ce mystérieux inconnu...
Ceci est son récit :
Il était une fois un cri... celui d'un petit Niccolò né dans un lieu improbable, le château Saint-Ange, palais et geôle à la fois, sous le contrôle du très Saint Père. Début d'une vie d'incarcéré devenue choix avec les années, par peur de l'inconnu sans doute ; le garçonnet puis l'adolescent, l'homme et le vieillard, navigue entre les ors et richesses des appartements du pape et la misère régnant dans la prison. Il connaît tous les passages, tous les visages, il a les clefs, il est l'ombre qui, quelques fois, met certains personnages de passage dans la lumière grâce à ses dessins, ses portraits. Il est Le Bienheureux qui vécut 88 ans dans l'obscurité et vit se succéder 13 hypostases :
Nicolas V, Calixte III, Pie II : papes pendant son enfance, tolérant son existence et sa présence anormale en ce lieu de malheur et de souffrance autant que de luxure et d'excès. Niccolò ne reçoit aucune éducation, n'est protégé par personne.
Paul II, Sixte IV, Innocent VIII. L'adolescent se transforme en être de la nuit, en papillon virevoltant du palais à la prison, de geôle en geôle, et toujours il dessine et traduit ce qu'il comprend du monde. Tout se révèle dans sa plus simple vérité en ce Palais Saint-Ange. Inutile de mentir, Le Bienheureux devine tout. Ainsi dresse-t-il les portraits de Platine et ses amis philosophes, de tous ceux considérés comme des hérétiques, "des mystiques, des pirates". Pour le jeune homme de 15 ans autant de sources extraordinaires d'inspiration.
Alexandre VI, arrivé au pouvoir accompagné par la violence, provoquant chaos : les murs de la prison résonnent des hurlements des victimes de viols, de crimes, des mercenaires. Tout n'est que gémissements de tous ceux qui s'adonnent au stupre. Tout n'est que corruption, trafic d'indulgences, complots, danger, autant dans la sordide Rome que dans le palais damné où règne l'hypocrisie, la cruauté et la dictature papale :
La prison se remplit, il faut plus de cachots, la promiscuité devient insupportable.
Certaines célébrités sont ainsi enfermées : Catherine Sforza, plusieurs cardinaux. Au même moment, le peintre Pinturicchio et sa suite prennent possession du Bastion afin d'en orner les murs. Niccolò est là dans l'ombre, qui voit tout, apprend par les yeux, perfectionne sa technique...
Quelques éclaircies fugitives avec Pie III, (Cesar Borgia est incarcéré en roi), puis Jules Il, esthète épris de sauteries et autres orgies. Ce " Signore e maestro del giuoco del mondo " établissant ses quartiers à Saint-Ange. Léon X aimant aussi faire ripaille, danser...mais le Barbare Adrien VI prend la relève et tout bascule à nouveau dans l'horreur.
La déchéance de Rome est actée par son sac et le long siège du palais comme sentence de toutes ces décennies de débauche.
Et la vie continue, se poursuit inlassablement, seule Béatrice apporte une pause, esquisse une ébauche d'espoir....
Encore un pape... Mourir enfin...
Portrait d'un homme caché, témoin de tout, peintre de son temps...destin également du biographe de fortune nous offrant ces pages, dont nous suivrons bientôt le procès...
Les invisibles sont ceux qui peuvent transmettre la vérité, non l'officielle, l'autre... Ils sont partout, insoupconnables. Danger pour les puissants, chance inespérée pour la postérité, pour l'édification de l'Histoire.
Livre envoûtant et terrible ne tombant jamais dans le cynisme ou le caricatural. Un héros hors du commun pour un huis clos étouffant et révélateur de la nature réelle de chacun. Plus de tricherie, plus de masques. Niccolò est là qui attend de capter la quintessence du monde.