
Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Le Chardonneret
Donna Tartt
2 janvier 2015
1296 pages traduites par Edith Soonckindt
Thriller
Chronique
29 janvier 2023

Prix Pulitzer 2014
« L'absurde ne délivre pas, il lie. » Albert Camus
Absurde, cette époque où tout fout le camp, où l'on doit en permanence s'adapter à l'inacceptable, au grotesque, à l'insoutenable, à la destruction de la beauté, à l'oubli des leçons du passé.Absurde, cette époque où une oeuvre d'art n'est plus rien qu'une marchandise, un prix, un objet de spéculation, un otage que l'on refile d'un marchand de mort à un autre, éteignant de fait sa lumière.
Absurdes, ces temps de ténèbres où soudain tout peut exploser, où le feu du Mal peut tout consumer, détruire, emporter. Absurdes, tant elles sont insondables, sans fin, la douleur et la sidération du fils perdant sa mère dans un attentat alors qu'il était si proche de l'instant parfait, de la rencontre d'une vie....Absurde, la requête de ce vieillard agonisant à ce garçon à savoir cacher et prendre avec lui ce bel oiseau, ce chardonneret peint par Carel Fabritius en 1654.
Absurde la mort, absurde le deuil, absurde le monde dans lequel il refait surface anéanti, paumé, orphelin de mère et d'une partie de lui-même.Absurdement violente, tragique et rocambolesque enfin la trajectoire de cet enfant de treize ans portant pendant des années le poids de la perte, de la culpabilité du rescapé, du vol d'une des œuvres d'art les plus précieuses et importantes de L'Histoire de l'art.
Un tableau clef dont on ignore véritablement l'utilisation finale, certainement destiné à être fixé sur le mur extérieur d'une échoppe de la ville de Delft. Un trompe l'œil aux teintes étonnamment lumineuses, un volatile tout mignon, tout simple, trompeur en réalité oubliant de nous prévenir du chaos à venir... Nulle alerte de sa part avertissant le peintre de l'incendie qui l'emportera avec la majorité de ses œuvres, nulle alerte à l'adresse de notre Théodore obsédé par la vision d'une gamine rousse jusqu'à en oublier que le destin peut frapper partout, à n'importe quel moment. Pourtant par sa simple présence, ce chardonneret, témoin de bien des drames par le passé, oeuvre clef et charnière entre deux écoles de peinture, devrait déclencher un signal de danger, lui, le centre de toutes les attractions.
De multiples personnages vont croiser dès lors le chemin d'un Théo en mode survie, en mode auto-destruction, en mode sauve-qui-peut... Un parcours du combattant et initiatique d'une brutalité et d'une cruauté folles de New York principalement en passant par Las Vegas pour se rendre enfin à Amsterdam. Un enfant face à des adultes dépassés, perdus, irresponsables, un jeune homme dans un monde où tout n'est qu'apparence, jeu de dupe, malhonnêteté. Mais heureusement de belles âmes croisent Théodore et l'aident à se trouver.
Ce roman somptueux, dense, riche d'informations, donnant à New York une place privilégiée, est une étude sociétale au vitriol, une description détaillée de la chute annoncée d'une civilisation, une analyse "psychatrique" sans concession des protagonistes de cette fresque digne de "La Leçon d'anatomie du docteur Tulp" de Rembrandt : une dissection minutieuse des évènements, des intentions, des turpitudes, l'autopsie d'une époque, d'une humanité en décadence, d'un monde en perdition.
Mais l'espoir est peut-être au bout du chemin si Théo réussit à percevoir le chant du chardonneret, s'il réussit à le rejoindre et à détacher sa chaîne.
Roman noir des plus lumineux où le silence assourdissant d'une bombe laisse place au chant des oiseaux, à la beauté et à l'équilibre retrouvé du monde.J'ai été passionnée par cette plongée dans le milieu de l'art et de l'antiquariat, emportée et essoufflée par les scènes d'action, bouleversée aux larmes par certains moments poignants et inoubliables, scotchée par la maîtrise de l'autrice de bout en bout. Prodigieux scénario cinématographique, mélange de Woody Allen, de Quentin Tarantino et de Steven Soderbergh.
Enfin une mention spéciale pour la traductrice de cette œuvre majeure de la littérature contemporaine, Edith Soonckindt, dont je mesure le talent et l'investissement tant certains passages ont dû être épineux à retranscrire, sans compter la longueur extrême du texte.Celui-ci me hantera, m'accompagnera, tant il touche de thèmes essentiels et différents, tant il s'insinue dans notre intimité.