
Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Le chant d'Haïganouch
Ian Manook
Albin Michel
28 septembre 2022
384 pages
Historique biographique
Chronique
18 décembre 2022

« Aux innocents d'Arménie et d'ailleurs.
À ceux que j'aime encore, et aux autres quand même.
À moi ! «
« Être l'enfant d'une diaspora, c'est devenir un nomade culturel, même si le nomadisme n'est en fait qu'une technique de survie en milieu hostile... »
Suite de « L'oiseau bleu d'Erzeroum » (lauréat des Trophées littéraires des Nouvelles d'Arménie magazine), ce très bel hommage testimonial de Patrick Manoukian, alias Ian Manook, à ses grands parents, remet en scène, pour notre plus grande joie, tous les personnages que nous avions laissés qui en URSS, qui en France à Meudon.
Araxie et Anissa (qui se fait appeler Haïganouch) sont respectivement mariées à Haïgaz et Agop. Les deux couples vivent ensemble avec leurs enfants après avoir traversé de véritables cauchemars depuis 1915.
Les voici, heureux et comblés, pourrait-on penser, en ces années d'après Seconde Guerre mondiale mais il n'en est rien pour Agop. La manière dont la France s'est comportée avec les Arméniens pendant l'occupation allemande ne passe pas. Il vit dans la rancœur et la nostalgie d'une Arménie fantasmée.
Or, en cette année 1947, Staline lance une opération séduction auprès des ressortissants arméniens via le Parti Communiste et les organisations arméniennes en France. Des milliers de familles vont croire en cette propagande et en la possible résurrection de leur patrie.
Agop, à près de cinquante ans, veut être de l'aventure. Il se propose de partir en éclaireur et de faire venir sa famille ensuite à Erevan si tout va bien.
Évidemment, Haïgaz, Haïganouch 2 et Araxie sont très inquiets et sentent que c'est un piège. Comment croire aux belles paroles de ce fou de Staline ?
Haïgaz sait que Haïganouch, la sœur véritable de Araxie, l'oiseau bleu aveugle, est vivante, poétesse et musicienne en URSS. Il révèle cette vérité à son vieil ami avant que le paquebot Rossia n'appareille de Marseille : en effet, Agop sera sur place pour retrouver la trace de la disparue qui se fait maintenant appeler Haïganouch Tertchounian.
Au même moment, nous retrouvons cette dernière à Koultouk en Sibérie avec son mari et son fils Assadour sous le nom de Volochine. Mais bientôt, un de leurs ennemis, Anikine, les retrouve et reconnaît Sergueï Alexander Pliouchkine en l'époux de Haïganouch, recherché par le NKVD et le MGB.
Le monde de la petite famille s'écroule. Haïganouch assiste à l'exécution de son compagnon et au rapt de son enfant sans pouvoir réagir, coincée dans les ténèbres de sa cécité. Le cauchemar recommence, la barbarie s'abat sur elle comme lors du génocide de 1915.
Le destin semble s'acharner sur nos héros comme sur le peuple arménien massacré, torturé, exilé de par le monde. Ian Manook, investi du devoir de témoigner, de raconter à la place de ses chers disparus l'enfer traversé par les siens, réussit à nous plonger dans un cauchemar absolu tout en usant d'humour, d'ironie, élégance suprême afin de ne pas pleurer. À cette fin, l'auteur ajoute des personnages haut en couleurs, tel le jeune Zazou rencontré sur le paquebot.
La grande force de ce texte d'une dimension universelle, est de ne jamais verser dans le victimaire, le pathos facile ou le trash gratuit. Il reste digne, teinté d'un sourire triste, souvent désespéré. Mais toujours, nos héros trouvent l'occasion de crier « Guenatz », et de trinquer à la Vie, à l'Amour, à l'Espoir.
La tragédie sidérante du peuple arménien est restée trop longtemps niée par les Turcs, par les soviétiques, par tous. Il a été trahi, oublié, trompé, instrumentalisé, mais ses chants, sa musique et ses poèmes s'élèvent toujours plus haut, plus fort, en un grand crescendo pour que nul ne puisse ignorer son existence, son importance. Un livre d'une grande puissance, d'un grand courage, essentiel et incontournable. Je pressens une suite...