Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
La trahison des Jacobins
Jean-Christophe Portes
City Editions
2 octobre 2019
441 pages
Polar Historique Reportage Autobiographie
Chronique
2 octobre 2019
Cinquième enquête de Victor Dauterive.
Ecrire une série policière, de plus historique, est un véritable marathon, une course de fond, un challenge, qui demande à son créateur d'énormes réserves d'imagination, de patience, de curiosité, pour à chaque fois se renouveler et nous attraper à
nouveau dans ses filets. Pour le moment seul Jussi Adler Olsen, avait à mes yeux, réussi ce tour de force jusqu'à ce cinquième opus des aventures du gendarme Victor Dauterive. Donc chapeau bas à Jean-Christophe Portes pour cette victoire.
Le plaisir que j'ai eu à retrouver notre jeune héros, son amie Olympe de Gouges, Joseph son petit serviteur et tous les autres personnages récurrents de cette fiction, est décuplé par la sensation que l'écrivain a lui aussi vécu un moment enthousiasmant, passionnant, émouvant lors de la rédaction de cet épisode.
En cette période troublée, anxiogène, de révolte , de changement de société, d'une volonté d'abandonner un système ultralibérale essoufflé et suicidaire, de repenser à nos priorités, à ce que signifie les mots « humanité » et « citoyenneté » , ou la défense de l'innocence et des plus faibles est incontournable, nombre de romans ou biographies prennent pour sujet la pédo-criminalité, les deux guerres mondiales, le fascisme, la révolution française. Rien que le mois dernier, j'ai lu « 1793 » de Niklas Natt och Dag et « Mon père » de Grégoire Delacourt, magnifiquement et terriblement beaux.
« La trahison des Jacobins » traite de plusieurs de ces thèmes :1/ Une enquête policière suite à la découverte d'un potentiel suicidé, Bachelu, dans des bains publics sur une péniche. Celui- ci, policier pour le Comité de surveillance de l'Assemblée nationale, proche du député Charpier, travaillait sur un dossier brûlant : celui des faux assignats. En effet, en 1790 l'Assemblée les a créés pour permettre aux français d'acheter des biens nationaux dont ceux nationalisés de l'Eglise. On pensait ainsi remplir les caisses et effacer la dette de l'état. Ces assignats, sous forme de papier-monnaie, sont malheureusement très facilement copiés. Bachelu était-il sur une piste sérieuse ? Qui gênait-il ? Certaines figures célèbres et suivies de la Révolution sont-elles concernées, voire coupables ? Faut-il chercher des explications hors des frontières de France, au moment où celle-ci est encerclée par d'autres monarchies évidemment anti-révolutionnaires ?
Dans le collimateur de Charpier, l'ignoble Dossonville, membre des cordeliers, juge de paix et aubergiste à Paris, un proche de Danton, le grand homme du moment, avocat, tribun, opportuniste et ambitieux, qui joue plusieurs parties à la fois, bouffant à tous les râteliers pourvu que cela lui serve et l'enrichisse.
2/ Ce même Dossonville, déjà rencontré dans « L'espion des Tuileries » a enlevé Joseph et Dauterive à la fin de ce précédent opus. Depuis, le petit garçon est introuvable.... Victor, la petite vingtaine, prend soudain conscience de l'attachement et du sentiment presque paternel qu'il éprouve pour son serviteur. Ses recherches le mènent jusqu'à Bicêtre, dépendant de l'hôpital général, lieu de toutes les turpitudes, maltraitances, de tous les crimes contre les plus faibles et démunis de la société.
Olympe de Gouges va se jeter corps et âme dans cette enquête, prenant tous les risques, au grand dam de Charpier, qui ne supporte pas cette femme au verbe haut, et de Victor n'essayant même plus de la freiner. Cependant grâce à elle, la mort du garçon est remise en question...une vérité atroce se fait alors jour aux yeux de l'écrivaine et du gendarme : la découverte de tout un réseau de pédo-prostitution au coeur même de Paris via Bicêtre jusqu'au cirque de la Place Royale.
3/ Enfin, depuis le premier tome, nous assistons à l'évolution du très jeune homme que fut Victor Brunel de Saulon, Chevalier d'Hauteville dit Dauterive, fils du marquis de Saulon, ayant tourné le dos aux siens, à son éducation d'aristocrate, touché par les textes des philosophes, ayant soif de liberté, de justice pour tous. Un idéaliste inexpérimenté, d'abord sous la coupe de La Fayette, (qui lui a permis de devenir gendarme alors même qu'il était aux yeux de la loi et de son père toujours mineur), pour se libérer ici de l'influence du grand homme afin de prendre son envol et se forger ses propres certitudes.
Pour le moment, il a réagi selon les évènements, mais lorsque Joseph disparaît, une fracture majeure, d'ordre psychologique, l'oblige à se déterminer face à tous, à lui-même, face à son milieu d'origine et en tant que révolutionnaire.
La journée du 10 août 1792, où les Tuileries furent attaquées dans un désordre incroyable, se finissant en une boucherie infernale, où toutes les haines et les ressentiments du peuple explosent violemment, marque certes le début de la période de la Terreur qui va s'abattre sur la France, mais aussi un tournant majeur dans l'existence du gendarme et patriote qu'est Dauterive. Aucun retour en arrière n'est possible. Déjà la silhouette d'un homme brun se distingue dans la fumée des canons et des armes.... Le futur s'invite.
Cet épisode macabre est magistralement décrit par l'auteur qui, une fois encore, nous réserve une scène d'anthologie, comme dans chaque opus précédent ; soudain nous nous retrouvons propulsés dans un décor en 3D, où chacun de nos sens est mis à contribution. Et la question se pose de savoir si ce que nous vivons et voyons, depuis le mois de novembre 2018 quant à la révolte de certains français, est anecdotique ou préfigurant un épisode majeur de basculement de toute une société.
La visite de Paris en 1792 est fabuleuse, une grande réussite, qui reste en mémoire longtemps après avoir refermé ce livre. Il soulève et illustre des interrogations très contemporaines à partir d'un matériau historique parfaitement maîtrisé et présenté. Lisez bien les notes finales.
Je suis heureuse que Jean-Christophe Portes m'ait permis d'assister à cet éveil de Dauterive à ses nouvelles responsabilités de père, tuteur, citoyen. Je remercie également City Éditions pour leur confiance.