
Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
La première histoire
Frédéric Gros
Albin Michel
Le 21 août 2024
208 pages.
historique
Chronique
16 février 2025

" Il n'y a que les mères pour vous protéger
Il n'y a que les épouses pour vous consoler
Il n'y a que les sœurs pour vous guider
Il n'y a que les femmes pour vous aimer
Femmes femmes femmes
Parce que nous avons la puissance d'enfanter
Nous sommes trois fois saintes
Nous sommes mères de Dieu
Nos ventres sont le tabernacle du monde "
"J'ai entendu pour la première fois parler de Théoklïa en 2019 da mia moglie. Le récit m'avait bouleversé et j'avais retenu des images : les baisers de la lionne, les bracelets échangés, l'auto-immersion et les cheveux coupés. J'ai voulu en savoir davantage. Je me souviens m'être dit : comment ai-je pu ignorer cette histoire ? " F. G.
Oui, comment avons-nous pu ignorer ce destin ou, plutôt, comment nous a-t-on caché cette première histoire et pourquoi ?
Roman stupéfiant sur le destin incroyable d'une jeune fille, Théoklïa, entre 46 et 48 en Anatolie, en rupture avec la tradition et les règles romaines, refusant le mariage qu'on lui impose et trouvant dans le prêche de Paul, de passage dans sa ville, des réponses à ses interrogations quant à la condition de femme assujettie au patriarcat.
Elle fuit une union inconcevable et choisit radicalement la virginité alors même que son corps, dans cette société, ne lui appartient pas.
Une seule obsession : parler à Paul, le rejoindre dans la prison où il est retenu, lui protégé par son statut de romain, jamais condamné à mort.
Peut-on imaginer que ce Paul, si plein de sa mission de créer l'Église, tellement persuadé de la grandeur de son rôle, lui l'ancien sbire du grand rabbin de Jérusalem, lui qui participa à des traques, des lynchages, des lapidations d'adeptes de Jésus, lui qui eut eu soudain la révélation, oui, peut-on imaginer qu'il ait accorder aux femmes, à cette jeune fille en particulier, la permission d'être apôtre, d'être laudatrice de la parole sacrée, de baptiser, d'être instruite et enseignante,
[licentiam mulierum docendi tinguendique] ?
Jésus ne le fit-il pas en son temps avec Marie et Marie-Madeleine ?
Les femmes n'ont-elles pas par essence toujours porter en elles cette connaissance intime de la présence d'un Dieu, d'une énergie supérieure ? Ne sont-elles pas les plus aptes à rassembler un troupeau de fidèles ?
Mais Paul n'est-il pas aussi celui qui affirma :
"Que les femmes se taisent [taceant], dit-il , et si elles ont des problèmes, qu'elles en parlent à leurs maris [viros suis consultant]."
Oui, l'histoire de l'Église enfin commence : que ces femmes soient muettes, soient humbles, invisibles, au service des hommes, leurs corps à leur disposition pour assouvir leur désir et enfanter. Et malheur à celles qui n'obéissent pas !
En 51, après bien des péripéties, Paul revient à Éphèse. Il aurait raconté alors l'histoire de Théoklïa à un prêtre un soir de juin, et celui-ci aurait couché sur un parchemin ce récit éblouissant pour ne pas l'oublier. La première histoire chrétienne.
L'auteur, sidéré par le récit de la vie de Théoklïa, voulut en savoir plus, et plus ses recherches s'approfondissaient, plus la nécessité de partager ses découvertes s'est affermie.
En prenant un texte, les Actes de Paul et Thècle (Praxis Paulou Kai Thêklês), en s'inspirant d'autres ouvrages plus récents et des Actes des apôtres, il rédige ces lignes somptueuses, haletantes, bouleversantes, incantatoires et parfois révoltantes, pour nous les offrir.
Ainsi, une silhouette se dessine, se précise, celle de la première martyre de l'histoire chrétienne, celle qui fut l'objet d'un culte pendant des centaines et centaines d'années, celle à qui l'ont consacra des lieux de cultes, celle dont la tombe renfermerait le premier portrait de Paul... Tout ceci n'est-il pas finalement une invention d'une communauté de veuves en rébellion contre les autorités au II ème siècle ?
" Mais on dira que rien, rien de la sorte n'est arrivé entre 46 et 48 sur les hauts plateaux d'Anatolie, que ce fut une fable, ou pire encore : une fraude, une criminelle imposture. Et on oubliera la première histoire. Taceant. Qu'elles se taisent ! "
À vous d'en juger ! Les notes de l'auteur la postface sont édifiantes, à lire absolument.
