Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
La part des cendres
Emmanuelle Favier
Albin Michel
17 août 2022
560 pages
Historique
Chronique
5 novembre 2022
« Sunt lacrimae rerum » : « Les choses ont leurs larmes ». Virgile
Sophie, Arlette, Rose, Georgette, Blanche, Mathilde, Mérédith, Anne :
Autant de prénoms de femmes célèbres ou imaginées, choisis en titre de chaque partie de cette fresque somptueuse et tout à fait édifiante, par l'autrice, Emmanuelle Favier. Alliant les talents indiscutables de conteuse extraordinaire, de poétesse inspirée, d'érudite passionnée, de savoureuse de mots, de chercheuse soucieuse de vérité historique, celle-ci a mené à bien une mission titanesque. Il n'est de lire que les remerciements à tous ceux qui l'ont aidée pour prendre la mesure de la somme de travail, de patience, qu'a déployée l'écrivaine pour nous offrir une telle œuvre.
La romancière réussit à mêler les destins de la Comtesse de Ségur, fille de Fiodor Rostopchine gouverneur de Moscou face à Napoléon, de Marguerite Yourcenar, de Virginia Woolf, de Rose Valland qui avec Jacques Jaujard alors directeur des Musées nationaux et de l'École du Louvre, engagés dans la Résistance, ont sauvé près de 60 000 oeuvres pour certaines rendues à leurs propriétaires, de Marcel Bleustein-Blanchet, le grand publicitaire luttant auprès du Général de Gaulle spolié de tous ses biens étant juif.. à ceux de ses personnages issus de son esprit fécond. Elle choisi comme témoin d'une femme à l'autre, une boîte en bois précieux rapportée de Russie, contenant évidemment un secret inestimable, tombée entre les mains de Mathilde après bien des pérégrinations et aventures.
Et nous voici emportés dans un long voyage spatiotemporel jusqu'à nos jours. J'ai refermé ce roman, éblouie, bleuffée, avec la vive conscience d'avoir été privilégiée de lire un tel ouvrage, car le trésor est là en cette mémoire imprimée noir sur blanc de ce qui fut et ne peut être oublié. La grande Histoire se confond avec l'intime, et soulève nos propres interrogations quant à l'héritage que nous choisissons de porter ou non, de notre place dans la chaîne d'humains qui nous ont précédés, de la famille que l'on se choisit finalement.
Une scène entre toutes m'a marquée : sous une pluie (que je qualifie de cendres) en ce mois des morts, cette jeune femme Mathilde, a la vision des larmes qui habitent encore les objets dépossédés de leurs propriétaires.
Elle s'est lancée dans la rédaction d'un mémoire, histoire des spoliations depuis Napoléon jusqu'aux politiques contemporaines de réparation. Ce faisant, elle cherche à se situer dans la longues lignées de ses aïeux et particulièrement de ses aïeules.
« Elle songe, et désormais ses songes lui appartiennent, qu'il n'y a peut-être pas d'autre choix que de porter toute sa vie le poids de son passé, de son héritage, ou bien de brûler comme une terre qu'on ne veut pas laisser entre les mains de l'ennemi.
Ou plutôt elle songe qu'il faut faire la part des cendres, comme on fait celle du feu : accepter qu'une part de soi-même reste inaccessible, qui s'est perdue dans les gouffres séparant les générations les unes des autres, dans les folies de l'Histoire et de ses réécritures permanentes. Que notre vérité soit faite de ces cendres, et qu'on ne la possédera jamais. Que se concentrer sur les puissances vives qui subsistent dans le brasier soit la meilleure façon de l'alimenter. »
Y-a-t-il de l'indécence, de l'absurde dans l'idée de Mathilde de rapprocher Napoléon, Hitler, Goering ?
Tous les trois, mégalomanes, ont été d'une voracité indéfendable quant à leur désir insatiable de voler, d'accumuler, de collectionner des biens, des oeuvres d'art, des livres précieux... des peuples asservis, conquis, comme trésors de guerre ou sous le fallacieux prétexte de l'ERR nazi de sauver des chefs-d'œuvre de la sauvagerie. En réalité, ils voulaient, que ce soit à Paris pour Napoléon ou à Linz pour Hitler, posséder les plus extraordinaires richesses en spoliant et massacrant les véritables propriétaires de ces merveilles.
Vieille tradition qui remonte à l'origine des civilisations, illustrée entre autres par l'Hadrien de Marguerite Yourcenar. Les archéologues, les savants, les érudits, ont joyeusement rapporté de leurs voyages et lieux de fouille, des antiquités, artefacts et autres objets précieux pour les exposer dans des musées lointains. Cependant, il existe une différence de taille entre Napoléon et les deux Nazis :
Mérédith, l'amie de Mathilde, lui dit :
« La notion de trophée de guerre, de butin légitime, remise à la mode par Napoléon, n'est qu'un prétexte pour Hitler. Chez lui tout est alourdi, envasé par l'idéologie qui recouvre chacun de ses actes d'une moisissure abjecte. À grand renfort de loi du talion et de références au Traité de Versailles, Hitler s'autorise le dépouillement des biens pour mieux éliminer les corps.»
À lire absolument.