Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
La mangeuse de Guêpes
Anita Nair
Mon Poche
10 février 2022
392 pages traduites par Patricia Barbe-Girault
Historique
Chronique
15 février 2022
Première parution en 2020 aux Éditions Albin Michel. Titre original en 2018 : « Eating Wasps ».
l'Inde d'aujourd'hui nous est presque inconnue finalement. On ne nous montre que des images d'Épinal vues des millions de fois. Nous sommes nous, occidentaux, restés 50 ans en arrière alors que cet immense pays continuait à évoluer, à se moderniser, à s'équiper et même à mettre en place des moyens de paiement virtuels que nous n'avons pas ici.
Bienvenue donc dans la réalité de l'Inde moderne où si tout a changé pour une partie de la population équipée de gadgets électroniques et numériques dernier cri, tout est cependant immuable, archaïque, respectueux de traditions et superstitions millénaires pour tous. Comme toujours ce sont les femmes qui payent la facture qu'elles aient un smartphone entre les mains ou non. Car les mentalités, elles, ne se changent pas aussi vite qu'un téléphone portable. Pour une majorité des Indiens, les femmes dépendent toujours des hommes, se définissent en regard de l'homme, la société reste patriarcale en ayant intégré les valeurs occidentales les plus misogynes.
L'histoire qui nous est contée magnifiquement ici, ( en prenant pour objet de transition entre les différentes figures féminines, le doigt momifié de Sreelakshmi la romancière), est celle de toutes ces héroïnes mais aussi de l'Inde actuelle.
Lorsque l'esprit de Sreelakshmi, contenu dans ce doigt, est libéré enfin de la cachette où l'avait enfermé son amant voici cinquante ans, elle découvre un pays semblable par bien des aspects à celui qu'elle connut mais également totalement différent.
Cependant, en passant d'un personnage à l'autre, l'écrivaine zoologiste des années soixante-dix toujours contenue dans ce doigt, ressent toutes les pensées, les affects de celle qui la possède, momentanément. Ainsi Anita Nair nous brosse le portrait d'une petite partie d'un microcosme assez aisé, logé dans l'hôtel où a été remisée l'armoire au compartiment secret où se lamentait le fantôme de Sreelakshmi incapable de quitter cette terre tant que ce bout d'elle- même, son "doigt-guide", est là.
Toute une galerie de caractères attachants défilent sous nos yeux, de la petite fille violentée à la journaliste adultère harcelée et menacée par son amant, de l'épouse trompée d'un diplomate à la victime de brûlure par jet d'acide, des deux sœurs ennemies brisées par la vie à la jeune championne de badminton, de l'Italienne conspuée sur les réseaux sociaux réfugiée à Bangalore, jusqu'à ce qu'enfin nous découvrions les conditions exactes du suicide de notre guide aux pays des illusions et du patriarcat.
Cette petite fille, devenue un phénomène pour toute sa famille après avoir mangé une guêpe, poussée et aidée par son père à poursuivre des études supérieures, cette écrivaine reconnue et récompensée, cette vieille fille devenue chef de famille à la mort de son géniteur, cette femme qui jouit d'une liberté que peu d'Indiennes connaissent ou souhaitent, va pourtant se suicider. Pourquoi ? Quel événement a pu pousser Sreelakshmi l'indomptable, à mettre fin à sa vie ?
Anita Nair nous offre une fresque historique féminine par le biais de l'intime, du ressenti ; les cinq sens sont excités, le désir sexuel et amoureux de toutes ses héroïnes exprimé crûment, directement, sans circonvolutions inutiles. C'est un roman charnel et même incandescent tant la douleur de Sreelakshmi semble consumer aussi ses héritières par l'esprit. De la petite fille à la grand mère, tel le tableau de Gustav Klimt, tous les âges de la vie d'une femme nous sont exposés. Il en est de même pour l'Inde, personnifiée par toutes ses protagonistes composant ce récit choral tour à tour bouleversant, caustique, effrayant, dramatique, troublant, attendrissant, en un mot : inoubliable.
Le chant des femmes indiennes ou en transit dans ce pays s'élèvent ; à vous de l'écouter et le comprendre. Tant de similitudes au fond demeurent entre nous toutes.