Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
La mélodie sans les paroles
Catherine Benhamou
Editions des Femmes Antoinette Fouque
3 juin 2021
80 pages
Roman
Chronique
16 juin 2021
« Hope" is the thing with feathers -
That perches in the soul -
And sings the tune without the words -
And never stops - at all -
Emily Dickinson
« L'espoir » est cette chose avec des plumes -
Qui est perchée dans l'âme -
Et chante la mélodie sans les paroles -
Et ne s'arrête jamais -
Je suis obligée de partager avec vous un souvenir personnel pour que vous puissiez mieux comprendre mon ressenti de cet ouvrage.
Ma rencontre avec Emily Dickinson date de 1998 lorsque l'on me demanda d'interpréter 8 des « Twelve poems of Emily Dickinson » orchestrés par Aaron Copland à la Cité de la Musique de Paris. Il s'est passé le weekend précédant ce récital du jeudi un évènement particulièrement traumatisant et violent dans ma vie. Ma soeur aînée ne supportant pas que je sois dans la lumière m'a agressée et menacée ; le mardi on me faisait une piqûre de cortisone, malade à crever, pour que je puisse chanter et le jour J, les mots avec musique de cette très chère Emily m'ont portée, m'ont redonné l'espoir et l'équilibre dont j'avais besoin. Je comprends donc au plus profond de moi ce désir de rester dans l'ombre pour ne plus être en danger.
Grâce à cette artiste du clair obscur, je pouvais revenir dans la clarté. Je l'ai retrouvée plusieurs fois par la suite, par exemple, à la demande de Philip Roth venu en France pour une rencontre littéraire, admirateur inconditionnel de la poétesse, cette fois ce fut donc le cycle complet avec piano, et enfin elle fut au centre de mon travail de metteur en scène de récitals théâtralisés lors de la création en 2009 de RE/PLI/QUE mêlant lyrique et origami.
Déjà, à l'instar de Catherine Benhamou, il était évident pour moi que Emily Dickinson, celle qui se cacha du monde toute sa vie devait s'incarner sur scène ; que sa joie, sa profondeur, son intelligence, son ultra sensibilité, son inventivité, son humour féroce, son indignation, son courage, son audace artistique éclatent aux yeux de tous celles et ceux qui ne la connaissent pas.
C'est une poétesse de l'intime et du grandiose, intemporelle, inclassable, novatrice qui nous fauche au détour d'un vers, d'un mot... Sa voix devient nos voix.... Elle se transcende, elle devient incandescence, elle affronte ses peurs enfermée dans sa chambre, regardant et analysant le monde qui l'entoure par le cadre limité de sa fenêtre et, toujours, elle est d'une justesse sidérante.
La pièce ici offerte par Catherine Benhamou est une oeuvre d'une grande sensibilité, grave et drôle, allant à l'essentiel des quelques étapes marquantes de la vie d'Emily. Elle aborde également les conséquences psychologiques, matérielles, sur son entourage quant à sa décision de rester cloîtrée la plupart du temps excepté lorsqu'elle fait du pain et jardine un peu. Rendons hommage à sa sœur, à Mabel qui ont permis l'édition de ses oeuvres post mortem.
Cet isolement qu'elle-même pense être le symptôme de sa folie n'est pas pour moi un signe d'aliénation mais bien plutôt un geste artistique jusqu'au-boutiste. On se pose évidemment la question d'une possible agoraphobie ou d'une crainte pour le moins légitime en tant que femme et artiste de sortir et d'être détruite par le bruit et la fureur de ce monde.
Sa conscience extrême de ce qui l'entoure, du moindre détail, du moindre bruit, ne l'isole pas au contraire, elle capte de loin mais distinctement la guerre, elle comprend les dangers que son célibat et sa liberté de pensée pourraient générer de la part de ses contemporains misogynes obéissant à des préceptes inégalitaires et patriarcaux.
Elle sait quel rôle elle doit jouer sur cette Terre, elle sait que toute son énergie, son attention doivent être au service de la poésie.
Elle se pense folle, quelques fois elle se qualifie de génie, elle a en tous cas un formidable instinct de préservation qui lui permet de laisser, malgré elle, à la postérité une oeuvre colossale et en même temps touchant à l'infime, à l'intime. Aaron Copland l'a merveilleusement compris, son orchestration suit les méandres de sa pensée, douce puis éclatante voire violente.
Cette pièce de théâtre est un bijou et un magnifique hommage à cette Fée ou Sorcière, à vous de choisir....
Merci infiniment aux Éditions des femmes Antoinette Fouque pour leur confiance renouvelée. Merci à Catherine Benhamou.