
Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
La Cuisinière du Kaiser
Armel Job
Robert Laffont
Le 20 février 2025
304 pages
historique
Chronique
12 mars 2025

L'homme est tel une poterie brisée,
une herbe séchée,
une fleur fanée,
une ombre qui passe,
un nuage qui disparaît,
un vent qui souffle,
une poussière qui se répand
et un rêve qui s'envole.
Ounetane Tokef
( prière de Roch Hachana et Yom Kippour)
Il est toujours plus délicat pour un auteur d'écrire sur sa famille, et encore plus de dévoiler en partie ses secrets, ses zones d'ombre, ses malheurs.
Peur de blesser, de trahir sans le vouloir, de ne pas avoir compris vraiment les témoins, les archives, les écrits retrouvés, ou d'avoir mal interprété les regards, postures et gestes sur de vieilles photographies soudain dénichées. Quelle responsabilité !
C'est ainsi qu'Armel Job s'est vu investi d'une mission par un cousin de son père, le juge François Moulin. Une photocopie d'un vieux cliché de 1910 va enclencher un mécanisme qui ne pourra s'arrêter que lorsque tout sera écrit noir sur blanc dans l'ouvrage aujourd'hui entre mes mains et bientôt, je l'espère, entre les vôtres.
Sont représentés Victor Schwob, arrière-grand-père de l'auteur, et son épouse, Magda, ainsi que leurs huit enfants, posant devant un fier établissement, Le Grand Hôtel des Ardennes. Pour Armel Job, cette photographie est une révélation, d'abord par la découverte des visages de ses aïeux, mais aussi parce qu'il n'a jamais vraiment connu le passé de ses ancêtres et de ce côté de la famille. Or un drame est survenu au tout début de la Première Guerre mondiale qui a tout fait exploser et tout emporté sur son passage tel un tsunami.
Le juge se sait au bout du chemin et cet épisode tragique "devait blesser l'idéal d'équité auquel il avait voué son existence".
Sachant que l'auteur était historien de formation et rédigeait des articles pour La Revue d'histoire contemporaine concernant la vie des Liégeois sous l'occupation allemande pendant ce conflit, il lui apparaissait donc comme la personne idéale pour poursuivre des recherches et retrouver les traces de Victor, Magda et leurs proches, mais surtout pour éclairer, d'un nouveau jour, la mort à quatorze ans de leur fils Guillaume.
Un mystère entoure en effet ce garçon, sa disparition, mais aussi les évènements qui ont mené à l'incendie de l'auberge, à Vieux-Ménil, ruinant tout le travail du couple. Plus François raconte des pans incomplets de cette histoire familiale, plus Armel Job se passionne. Lorsqu'enfin, il lui remet un carnet rédigé de la main de Magda en Kurrent, écriture cursive de l'allemand au XIXe siècle, car celle-ci était par les hasards de l'Histoire née en Prusse, bien que française ensuite, l'écrivain sait qu'il est ferré, touché par cette femme dont la voix résonne à nouveau à travers le temps.
Le juge exprime très bien le sentiment qu'ils vont bientôt partager tous deux :
" Tu vois nous descendons des mêmes ancêtres, toi par les hommes, moi par les femmes. C'est pour ça que j'ai une affection particulière pour ma grand-mère maternelle Magda. Les arbres généalogiques sont construits sur la lignée masculine. Il faut le nom, on ne s'occupe pas du patronyme. Pourtant, est-ce qu'on ne doit pas autant à nos mères, aux mères de nos mères et ainsi de suite. J'ai aimé maman de tout mon cœur. Je sais que j'aurais aimé Magda. Je crains qu'on ne l'ait abandonnée. Je voudrais réparer ça avant... Je m'y prends trop tard. Ce qui me console, c'est que sa vie est maintenant entre tes mains."
Grâce à ses talents de narrateur, à sa finesse d'analyse psychologique, à son empathie et à son expérience d'historien, Armel Job peut maintenant remettre entre vos mains, sous la forme de ce livre, le destin d'une femme d'exception, courageuse, opiniâtre, qui fut extraordinairement la cuisinière du Kaiser Guillaume. Mais comment cela a-t-il pu advenir ? Par quels chemins ces deux êtres, que tout oppose, ont-ils été mis en présence ? Et quelle conséquence cette rencontre a-t-elle eu ?
Un texte qui traite également de la question tragique des actes perpétrés pendant les conflits et de leur reconnaissance en tant que crimes de guerre par la justice dès la paix revenue.
Un roman très personnel où l'auteur, maître conteur, a mis toute son âme ; ces pages sont donc particulièrement touchantes en plus de composer un récit exceptionnel et singulier magnifiquement rédigé, et tristement d'actualité.