Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
La couleur des mots
Tahar Ben Jelloun
L'Iconoclaste
24 mars 2022
Version illustrée, 217 pages
Biographie
Chronique
29 novembre 2022
« Tout compte fait, je considère que c'est une bonne attitude. Jamais content. Toujours inquiet. Je suis en poésie et je reste cependant un peintre heureux, car l'emploi de la couleur me ramène à l'enfance, là où j'ai ma demeure, là où la nuit je dors profondément et ne fais aucun cauchemar. »
Ouvrage sur le thème du geste artistique, du processus de création, sous forme d'autoportrait impressionniste d'un peintre, dessinateur et écrivain inclassable, aux yeux grands ouverts sur nos sociétés à certains instants, lorsqu'il couche sur le papier des mots sombres qui racontent la noirceur du monde, et à d'autres moments, les yeux tournés vers l'intérieur se transportant dans des rêves éveillés de villes imaginaires bleues où volent des oiseaux ou des papillons géants multicolores.
Premières années joyeuses à Fès, un foulard bariolé qui s'envole, celui de la mère adorée, le soleil, le bleu fétiche du Ciel et de l'Océan.
Puis difficultés financières du père, l'indépendance du pays et la fin du protectorat français souhaité ; on espère le retour du roi Mohammed V. Crise économique d'où un départ vers Tanger, ville internationale, glamour, hors norme où tout est permis.
« Nous sommes passés de la médina sombre et traditionnelle, où le temps s'était arrêté, à la lumière somptueuse de deux mers, dans une ville enchantée parce qu'elle échappait à toutes les lois, du moins fiscales. »
« Le bleu. Ma couleur préférée. Tous les bleus. Mais le premier a été celui du détroit de Gibraltar où se rencontrent la mer méditerranée et l'océan Atlantique. »
De 1966 à 1968, le cauchemar des dix-neuf mois de camp disciplinaire de l'armée marocaine : punition comme opposant au régime car membre de l'Union des étudiants du Maroc, section de Tanger.
Le 10 juillet 1971, après le coup d'état des militaires contre Hassan Il, l'état d'exception fut instauré et le peuple opprimé. Étudiants et intellectuels dans le viseur de la dictature. Arrivée du jeune homme à Paris le 11 septembre 1971 pour étudier, vivre librement, publier des poèmes et un premier roman, Harrouda.
La réussite et la reconnaissance est au bout de cet exil forcé.
Il y aura bien d'autres cités : Dubaï, Matera le double troublant de Fès...
Il y aura des rencontres réelles ou par le biais des oeuvres, Jean Genet, Henri Matisse, Vincent Van Gogh, Eugène Delacroix, Mohamed Melehi, Farid Belkahia, Cherkaoui, Nicolas de Staël..
Il y aura le cinéma de Luis Buñuel, d'Ozu, d'Ingmar Bergman, d'Orson Welles, d'Alfred Hitchcock, de Marcel Carné, Satyajit Ray, Jean-Luc Godard...
Il y aura les mots de Georges Bataille, de Louis Aragon, de Albert Camus, de Nerval, de Baudelaire ...
Il y aura Louis Amstrong et John Coltrane, Charlie Parker et le jazz de La Nouvelle -Orléans...
Il y aura la reconnaissance du Goncourt, la plongée dans un microcosme fermé d'une certaine élite politique, financière, artistique, intellectuelle, d'influence. Il y aura des expositions dans des lieux hautement prestigieux ou plus modestes, poussant l'artiste dans ses retranchements : l'Institut du Monde Arabe, la Galerie Patrice Trigano, l'église dans le village de Le Thoureil dont il imaginera les vitraux, lui le musulman.
Tahar Ben Jelloun se dévoile dans ce qu'il a de plus intime, son processus de création, quelle qu'elle soit.
« Quand j'entame l'écriture d'un roman, je ne sais pas combien de pages il aura. Pour une toile, la question ne se pose pas. C'est même le contraire. La taille de la toile est déjà là. »
Une existence en improvisation, en cogitation avant d'oser le geste artistique, le premier mot, la première touche de couleur.
Un homme resté enfant, stupéfait du chemin parcouru, projeté en permanence vers le futur. Un homme révolté par les injustices, admiré et loué par les grands de ce monde, qui cependant reste attaché à l'infime, au modeste.
Un homme authentique qui n'a pas tourné le dos au petit garçon qu'il fut ni à l'étudiant en colère...
Un homme...
Des dessins ponctuent ce voyage, certaines phrases sont mises en exergue, quelques reproductions et photographies de tableaux en clôture de ce texte.