Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
L'oiseau bleu d'Erzeroum
Ian Manook
Albin Michel
7 avril 2021
544 pages
Historique biographique
Chronique
10 août 2021
Dédicaces
« Aux enfants de toutes les diasporas,
qui enrichissent de leur culture
celle qui les accueille.
Que leurs différences s'ajoutent,
plutôt que de s'exclure.
À tous les personnages de ce roman,
qui, d'une façon ou d'une autre,
ont existé dans ma vie. Et à tous ceux qui,
dans la vraie vie, sont mes personnages préférés.....
À moi ! »
Tout est là, la gravité, la profondeur, la gratitude, l'honneur, l'honnêteté et l'humour toujours, l'élégance ultime face à l'indicible.
Grâce à Ian Manook, cela ne reste justement plus indicible.
« Ceci est l'histoire romancée de mes grands-parents, à partir du récit que ma grand mère n'a jamais pu achever, tant l'horreur de ce qu'elle avait vécu finissait par l'étrangler de sanglots. Pour sa mémoire, et celle de toutes les autres victimes, je n'ai pas voulu occulter la violence du génocide dans le temps. La déportation d'Araxie a duré plus de six mois, et je lui ai accordé le nombre de pages qui me semblent juste pour en témoigner. »
Tout de suite, pour ceux qui ont écouté ma lecture ou pour vous qui me lisez maintenant, je tiens à dire que ce texte essentiel, courageux, éprouvant, précis quant aux atrocités physiques, mentales subies par les Arméniens, quant aux faits, cependant édulcoré de deux scènes de massacre à la demande de l'éditeur, ne verse jamais ni dans le trash ni dans le pathos. Ce n'est pas le style de l'auteur, mais on ne peut faire comprendre ce génocide encore nié par les autorités turques, sans nous placer au centre de l'horreur, nous la faire voir, toucher, ressentir par nos cinq sens.
Tous les témoignages ou récits rédigés avec bravoure et sérieux par les victimes ou leurs héritiers concernant les génocides rwandais, des Etats Baltes, des juifs d'Europe, du Vietnam, de Corée etc, etc, ne peuvent faire l'impasse sur la description aussi fidèle que possible de ce que durent supporter les survivants et les morts. La responsabilité de faire entendre leurs voix pourrait être tétanisante mais pourtant ces auteurs, je pense aussi à Ruta Sepetys, font le grand saut vers l'horreur, de celle qui touche encore les enfants et les petits enfants des victimes dans leurs corps, leur psyché, leur vie. Ces tragédies dûes à la folie effarante de certains psychopathes continuent à empoisonner en écho, génération après génération, des destins, la mémoire du sang, de la chair étant plus vivace et insidieuse que celle de l'esprit.
Alors des armes infaillibles de destructions massives existent pour reprendre la main : la création, faire passer la lumière, créer la beauté, rire, faire perdurer les traditions, transmettre les recettes de cuisine, les chants, les poèmes, la culture, partager le raki et lever son verre en criant : Guenatz !!!!
Ce roman testimonial est également une épopée incroyable, extraordinaire de Erzerum jusqu'à Meudon pour certains, Istambul, Smyrne, New York pour d'autres, Erevan ou Moscou...
C'est une plongée terrifiante sur les lieux de massacre, dans les maisons, les champs, les campagnes, les villes, les déserts, à en perdre la raison, à rester en apnée frappé de sidération.... Et puis soudain, l'humour féroce teinté de dérision d'un personnage de vieille femme prenant Araxie et Haïganouch sous son aile alors que l'ignominie les entoure, nous fait reprendre espoir, nous redonne la force, car nous sommes devenus ces deux sœurs.... La force de vie, de résistance de ces martyrs qui aujourd'hui nous transmettent le flambeau de la vérité et de la responsabilité de l'avenir de notre planète, est immense, incommensurable.
En nous faisant suivre Araxie mais aussi un américain, trois jeunes Arméniens, une jeune Turque, une Allemande et son père, nous voici projetés dans un roman historique, d'amour, d'amitié, d'aventure, d'espionnage, de guerre, d'étude sociale et politique jusqu'aux portes grandes ouvertes sur le deuxième conflit mondial.
C'est un livre édifiant, profondément humain, magistralement mené, merveilleusement rédigé qui remplit amplement son rôle de passeur de lumières. La famille de Patrick Manoukian devient nôtre et pour ma part je reste impatiente d'en suivre le destin encore sur une génération. Splendide travail de mémoire, témoignage bouleversant d'amour, une oeuvre incontournable. Entendez-vous ce chant ? C'est celui de l'oiseau bleu.... Il revient....