
Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
L'insoumise
Yann Kerlau
Albin Michel
4 octobre 2017
416 pages
Biographie
Chronique
10 janvier 2022

« Trente ans d'une vie où je n'avais rien décidé. Reprise par mes peurs, je vis soudain surgir devant moi le mot haï entre tous : loca. Quand on ne savait pas quoi dire de moi, on jetait juste « loca », qui faisait le bruit glissant d'un seau d'eau déversé sur du carrelage. Mon père, le premier, avait tiré la dague de sa ceinture. Le sang noir de celui qui avait tué
Philippe m'avait atteint en plein cœur. Loca, quatre lettres comme quatre permis de tuer. La terreur qu'il m'avait inspirée dans ma petite enfance n'avait pas diminué d'un iota. Pas un jour ne passait sans que je sente encore ses doigts enserrer mon cou.
Soudain, porté par des milliers de voix, un cri immense retentit avec l'évidence d'une révélation :
« Vive la reine d'Espagne ! »
C'était la première fois qu'on m'appelait ainsi. Une déclaration d'amour pour un seul royaume. Une seule reine. Une autre Espagne se dessinait, prête à engloutir l'Aragon."
Ce portrait de Jeanne de Castille par Yann Kerlau est la plus incroyable et exceptionnelle biographie que j'ai pu lire depuis bien longtemps. En premier, en raison de l'extrême beauté de l'écriture, en second lieu par l'excellence de la reconstitution historique, enfin par la personnalité extraordinaire de cette insoumise.
J'ai le cœur bien accroché d'habitude, mais cette fois je fus horrifiée, révoltée, en larmes à la lecture de ce destin terrible. Comment peut-on imaginer l'enfermement pendant quarante neuf ans de cette Jeanne, à jamais folle pour la postérité, dans des conditions monstrueuses, subissant les pires humiliations, tortures, violences, simplement parce que née héritière de Isabelle la catholique et son époux Ferdinand d'Aragon et potentiellement donc future reine d'une Espagne réunifiée ? Un danger bien trop grand pour le père nommé seulement régent par le testament de sa femme alors qu'il briguait déjà la couronne.
Une fille ! Pensez donc. Cette homme fruste, paranoïaque, narcissique, haineux, va poursuivre son œuvre de destruction sur cette enfant qu'il n'a jamais aimée. Il est rempli de fureur, d'ambition immense, d'un esprit de revanche sur tous ceux qui le regardent comme un lourdaud, un inférieur.
Jeanne déjà souffre-douleur désigné devient l'objet de l'obsession dévastatrice de son géniteur. Enfant maltraitée sans aucun espoir d'être sauvée ! Avec quel sadisme, il va la torturer mentalement, physiquement, cette fille puis épouse de Philippe de Habsbourg !
À la lecture du testament de son épouse, il doit coûte que coûte trouver le moyen de mettre à genoux celle qui se met entre lui et le pouvoir absolu. Aidé par certains prélats avantagés par Isabelle la catholique en son temps, par des hommes de main sans foi ni loi, il est désigné par l'auteur comme l'assassin de son gendre. Exit Philippe, il ne reste qu'à utiliser à bon escient la fragilité psychologique de Jeanne causée par ses grossesses successives et l'infidélité de son trop bel époux. En effet, tétanisée par des peurs insoutenables, cette jeune femme est également un être volcanique, capable de grandes colères, sûre de son rang, consciente du respect qu'on lui doit. Seule la perte de son mari qui la brise, permet à Ferdinand d'arriver à ses fins. Le caractère emporté de Jeanne est vite considéré comme un symptôme de sa folie, de son hystérie comme on dira quelques siècles plus tard. La bonne excuse pour l'enfermer enceinte de sa dernière fille Catherine dans une forteresse sous bonne garde. Le cauchemar commence et il est effroyable, inenvisageable, insoutenable, car la cruauté du père est sans limite, incompréhensible. Il n'a aucun tabou, aucune conscience, aucune empathie, dans une époque où toutes les horreurs sont commises au nom de l'Inquisition.
À la mort du tortionnaire, on espère la libération de Jeanne ; il n'en est rien, son fils Charles Quint reprend le flambeau de son grand père. La folie est bien du côté des hommes qui ne peuvent accepter une femme sur un trône, qui les supplante dans ce qui leur revient de droit de par leur sexe. Un fils qui condamne une mère qu'il n'a jamais connue et pour cause, elle avait été emprisonnée et lui et sa fratrie exilés dans de la famille en Flandre.
Et que dire de cette pauvre gamine, Catherine de Habsbourg, née dans cette geôle, condamnée de fait pour rien, jeunesse brisée. Les femmes ne comptent pas dans ce monde d'hommes et l'on comprend mieux les futures Elisabeth 1ere et Catherine de Médicis. C'est une lutte sans merci entre les deux camps, parfois l'amour heureusement permet une accalmie dans certains couples mais cela est rare. Une femme n'est qu'un bout de viande, une marchandise que l'on peut vendre grâce à un contrat de mariage. Ferdinand, Charles, disposent ainsi des filles, sœurs, mères au gré de leurs plans, pour servir leur ambition démente.
Le grand intérêt également de cette biographie est que Jeanne puis Ferdinand puis Charles vont être tour à tour narratrice et narrateurs de cette destinée qui s'inscrit dans l'Histoire. Cela multiplie les perspectives et points de vue. Cela nous glace d'autant plus car être dans la tête d'un psychopathe comme Ferdinand ou un obsessionnel comme Charles est déstabilisant.
La scène finale est bouleversante de beauté et de tristesse indicible.
Oui, vraiment, « L'insoumise » est réellement une biographie éblouissante tout en étant un crève cœur.
Splendide ! Hommage à toutes les femmes et tous les enfants victimes de violences.