
Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
L'estafette - Comment Adolf est devenu Hitler
Philippe Pivion
Ramsay
Juillet 2019
379 pages
Historique
Chronique
1 novembre 2019

« Un monstre ne se construit pas que durant l'enfance ! »J'ajouterai qu'une enfance malheureuse ou dramatique ne mène pas forcément à la criminalité....! Heureusement !
Je pense que je ne l'aurais pas lu si on ne me l'avait conseillé, car je fais une overdose en ce moment de ce personnage, de cette période, et des nostalgiques actuels du nazisme.... Mais,cela aurait été vraiment dommage de rater cette lecture, car le parti-pris romanesque servant à répondre aux questions maintes fois posées : comment la personnalité d'un tel individu a-t-elle pu se constituer ? Quel fut le déclencheur de la naissance d'un tel criminel ? Naît-on ainsi, ou y a-t-il un jour une bascule ? était le moyen le plus intelligent et attractif pour nous faire suivre les méandres de la psyché d'une telle personnalité.
Ainsi reste-t-il toujours l'énigme qu'un tel malade, déséquilibré, ait pu arriver au sommet du pouvoir et sceller ainsi le destin de millions de victimes innocentes de sa folie. J'ajouterai, après cet avis, une liste de quelques livres qui relatent l'après 1918.... Brièvement, s'il y a eu Hitler, c'est que certaines personnes, ses complices et sympathisants de par le monde ( Henry Ford en tête, le grand inspirateur du futur Führer, son mentor, son modèle) ont décidé de le financer, de le placer à la tête d'un pays déjà exangue et déboussolé.
Donc revenons au propos de ce roman en particulier, la première guerre mondiale vécue par le jeune Alf, même pas trente ans, estafette dans la Deutsches Heer, portant des messages à vélo entre les différents régiments basés dans la région frontalière de Lille, toujours accompagné de son chien Foxl.
C'est un personnage déroutant, grotesque ou inquiétant selon son interlocuteur, allemand ou français, qui de par ses faiblesses de déduction ou d'analyse, ses fragilités psychiques et nerveuses, voit le monde qui l'entoure à travers un prisme déformant, en toute bonne foi. Lorsque les autres voit blanc il voit noir, il ne ment pas : sa réécriture ou sa réinterprétation de l'Histoire est le seul moyen de fuite qu'inconsciemment il ait trouvé pour pouvoir supporter ce qui l'entoure. Il se gargarise des grands textes, des grands opéras wagnériens et les arrange à sa sauce. S'il a un don, c'est celui-ci de réinventer la réalité pour que celle-ci colle avec ses obsessions, ses idées. Il est raciste, antisémite, mal dans sa peau, dans ce corps chétif, banal... c'est un copieur non un artiste, il a une mémoire phénoménale lui permettant de redessiner, grâce à ses souvenirs, un monument dans ses moindres détails.... il n'a aucune imagination mais des fantasmes de plus en plus violents puis des hallucinations ; il s'épuise à cacher aux autres et à lui-même ce qui lui est arrivé enfant, il en a honte et malheur à ceux qui détecteraient ses failles et la vérité sur sa nature profonde. Pas d'empathie, pas de relations réelles sauf celle avec son chien, ce n'est pas un épicurien, il ne profite pas de la vie et de ses joies simples. Il est d'une prétention folle, se raccroche à des certitudes nées de sa mauvaise digestion et compréhension de ce qui l'entoure, de la société. Il abhorre l'Autriche qu'il a fui, gangrenée par des artistes à ses yeux pervertis, (il a été refusé par toutes les écoles d'art où il a candidaté), il hait le cosmopolitisme et le mélange des races, il rêve à un homme idéal qu'il ne sera jamais et déjà sa vision de la femme est celle d'une pouliche aux ordres du mâle.... il estime les français barbares à qui il faut apporter la civilisation, il hait évidemment les prussiens et l'aristocratie, (ceux-ci le lui rendront bien dès son accession au pouvoir), il est incapable de comprendre les munichois ou les berlinois au bout du rouleau, révoltés contre cette guerre et le gouvernement. Enfin, c'est un opportuniste courant après les médailles, obéissant aux ordres servilement, fort d'un patriotisme exacerbé et obsessionnel. Il peut faire pitié mais assez rapidement il inquiète. Il est rejeté, moqué, craint...
Il est le parfait sociopathe en devenir, un petit pas encore, et ce sera un serial killer...
Ce roman est aussi une formidable description de ces années d'occupation du Nord de la France relatant des évènements dramatiques tels que :
- La déportation de femmes et jeunes filles de tous milieux vers les champs, usines etc...
- La collaboration de certains français avec l'occupant, chefs d'entreprises, industriels....
- Le pillage en règle des maisons, le vol de toutes les matières premières dont manquent cruellement les allemands face à des troupes alliées bien armées et équipées de chars d'assaut notamment.
- On suit l'organisation de la résistance partout le long de la frontière....
- La guerre enfin est vue par les allemands, dans les mêmes conditions horrifiques que celles que nous connaissons par les témoignages de nos aïeux...
La bibliographie mentionnée en fin d'ouvrage est impressionnante ; elle est la fondation nécessaire à la rédaction d'une telle histoire.Un livre édifiant qui se lit très bien, malgré une police un peu fatigante pour les yeux en ce qui me concerne, qui est exceptionnel en ce qu'il nous fait presque toucher cet être devenu comme irréel de par sa monstruosité finale.
Je vous invite à découvrir également la tétralogie berlinoise de Jane Thynne en plus des livres de son mari Philip Kerr, les romans de Theresa Revay en particulier « La louve blanche » et « Tous les rêves du monde » , « Fordlandlia » de Jean- Claude Deray et « L'écrivain public » de Dan Fesperman, ces deux dernières fictions s'attachant la première à Henry Ford et ses théories antisémites dès 1918 (notamment quant à la race pure, aux camps de concentration et à la solution finale dont s'inspirera Hitler ensuite lors de la rédaction de Mein Kampf et de ses plans de guerre), la deuxième aux groupes américains de soutien dès les années 30 au fascisme allemand...