
Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
L'empreinte de l'ange
Nancy Huston
Actes Sud
5 mars 2025 (version collector)
336 pages
roman
Chronique
10 juin 2025

Première édition en 1998 !
Un extrait pour ouvrir cette chronique :
"Ils sont sur le canapé, le vieux canapé-lit dont on sent et entend les ressorts à chaque mouvement. Saffie est allongée, la tête sur les genoux d'András, et ils écoutent un 45 tours qu'on vient de leur offrir : du Schubert jazzifié par le flûtiste Hubert Laws.
Elle ferme les yeux. Du bout de son index, András se met à dessiner son profil, commençant par le front, à la naissance des cheveux, puis descendant entre les sourcils, suivant la fine arrête du nez et les lèvres.
- C'est ici, fit-il, que l'ange pose un doigt sur les lèvres du bébé, juste avant la naissance
- Chut ! - et l'enfant oublie tout. Tout ce qu'il a appris là-bas, avant, en paradis. Comme ça, il vient au monde innocent..."
Si seulement nous pouvions rester innocents ! Mais dès notre premier souffle, nous sommes pris, désarmés, dans un engrenage terrifiant auquel nous ne pouvons échapper. Confrontés à l'horreur que l'humanité est capable de créer, nous restons traumatisés, marqués au fer rouge.
Saffie, une allemande, fraîchement débarquée à Paris, trouve une place de domestique en répondant à l'annonce passée par Raphaël Lepage, un flûtiste concertiste destiné à une grande carrière. Le jeune homme est enfin libérée de sa mère partie définitivement en Bourgogne lui laissant l'appartement de la rue de Seine. Né dans un milieu privilégié, sans aucune expérience véritable de la vie, isolé dans son art, le voici face à cette énigmatique jeune femme si peu expressive.
Il tombe amoureux au premier regard. Il voudrait tellement prendre soin de Saffie.
"Allez, ne pleure pas, comme dit la musique." Ingeborg Bachmann
Il ne voit que son propre désir et projette celui-ci sur cette femme qu'il veut posséder.
Elle semble être anesthésiée, là, sans l'être vraiment. Que cache-t-elle ?
Épouse, puis jeune mère, elle accepte sans réaction ou presque ces étapes de vie.
Raphaël ne comprend pas cette inconnue avec laquelle il s'est marié. Il se leurre, espère que la maternité la sauvera. Leur petit garçon, Emil, est lui aussi très calme. Trop calme.
Un jour, Raphaël demande à Saffie de se rendre chez un luthier dans le Marais afin de faire réparer, avant son concert du soir, sa flûte basse.
C'est là que le destin... ou le diable... s'en mêle mettant en présence la belle indifférente et l'artisan, András.
Un désir violent et immédiat s'empare de l'Allemande et du Hongrois de confession juive, que tout devrait séparer...
L'enfant dans son landeau devient le témoin involontaire de cet amour. Sa mère se plonge à corps perdu dans cette passion mais bientôt le contexte politique explosif teinte l'idylle de rouge sang. András, en raison des malheurs qu'il a traversé pendant la Seconde Guerre mondiale, se rappelant l'entrée en terrain conquis des nazis dans son pays, se sent particulièrement révolté par le sort des Algériens.
Des dissensions apparaissent alors entre les deux amants, Saffie refusant de voir, de comprendre, d'être concernée par le malheur d'autrui. Que lui est-il arrivé enfant en Allemagne ? Pourquoi semble-t-elle si indifférente, lovée sur elle-même et son histoire d'amour ?
"Comment comparer les souffrances ?
La souffrance de chacun est la plus grande.
Mais qu'est-ce qui nous permet de continuer ?
C'est le son, qui va et vient comme l'eau parmi les pierres." Göran Trunström
Il suffit d'un rien pour mettre le feu aux poudres : la déflagration sera terrible.
Chronique d'un drame pressenti, ce prodigieux roman à la noirceur envoûtante d'une tragédie atemporelle vient d'être réédité par les Éditions Actes Sud dans une belle version collector.
Les terribles évènements survenus en Algérie et en France lors de la guerre d'indépendance ont donc été décrits par l'autrice voici plus de 25 ans, alors qu'un silence de plomb s'était abattu sur cette période honteuse de l'Histoire de notre pays. Aujourd'hui, de nombreux écrivains abordent ce sujet : je pense notamment à Robert Goddard dans
"Les Dernières Pages", revenant en particulier sur les horreurs perpétrées dans la nuit du 17 au 18 octobre 1961 à Paris, (livre chroniqué sur Évanances littéraires).
Extrême beauté d'un texte puissant, tour à tour sensuel, charnel, crépusculaire, flamboyant, mais aussi précis, analytique, factuel. Il éclaire d'une lumière froide les conséquences de toute guerre sur les êtres qui en sont les victimes directes ou collatérales.
De circonstance malheureusement, tristement, désespérément... Prophétique.