Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
L'empreinte
Alexandria Marzano- Lesnevich
Sonatine
2019
471 pages traduites par Héloïse Esquié
Autobiographie
Chronique
27 juillet 2019
Ce premier récit littéraire lui vaut de remporter le Chautauqua Prize ainsi que le Lambda Literary Award for Lesbian Memoir en 2018. Alexandria Marzano-Lesnevich est la lauréate 2019 du Prix du livre étranger JDD/France Inter et du Grand prix des lectrices de Elle-Documents 2019.
« Ce qui m'a tant séduite dans le droit il y a si longtemps, c'était qu'en composant une histoire, en élaborant à partir des évènements un récit structuré, il trouve un commencement, et donc une cause. Mais ce que je ne comprenais pas à l'époque, c'est que le droit ne trouve pas davantage le commencement qu'il ne trouve la vérité. Il crée une histoire. Cette histoire a un commencement. Cette histoire simplifie les choses, et cette simplification, nous la nommons vérité. »
Il y a une énorme différence lorsqu'une ancienne victime est auteure, et écrit sur son expérience, ainsi que sur un crime, ses origines et ses conséquences. Pour elle, de par sa connaissance intime du mal, il y a une nécessité d'aller au plus net, au plus clair, sans jamais verser dans le trash ni dans le pathos qui tous deux lui apparaissent indécents, grotesques. Lorsque l'auteure est d'une telle honnêteté, d'une telle exigence, d'une telle intelligence, capable grâce à son talent de rédactrice et de synthétisation, de nous raconter plusieurs histoires en une, on s'incline, on admire ce tour de force.
Il a fallu un courage extraordinaire à Alexandria Marzano-Lesnevich pour revenir sur des faits monstrueux, indicibles, et de réussir à les formuler simplement, un geste dépouillé de tout maniérisme, qui de par son évidence, sa presque fluidité, ôte tout doute quant à la véracité des faits contés. On mesure alors, je mesure alors au plus profond de moi, les années d'analyse, de vaillance, de mise en abîme avant d'être capable de raconter sa vie ainsi. C'est une personne que j'aimerais serrer dans mes bras non par compassion ou pitié, (quelle horreur !), mais pour la remercier d'avoir eu la bravoure de rédiger son histoire, mon histoire, nos histoires.
Être victime d'un pédophile devrait être un évènement exceptionnel, le criminel devrait être une aberration rarissime, la complicité de l'entourage par le silence avant, pendant et après le crime devrait être inenvisageable, oui évidemment, dans un monde parfait.
Mais tout est imperfection et en réalité tout est d'une banalité, fréquence insupportables.
Au moment où mon frère après treize ans de silence m'appelle, où tout remonte avec une violence inouïe, ce livre lu par un hasard heureux en cet instant même de possible bascule au fond du précipice de souffrances anciennes, est un miracle, un signe. Il est nécessaire et incontournable pour les victimes anciennes ou présentes mais aussi pour vous, ceux qui êtes de l'autre côté de la barrière. Vous, qui souvent ne voulez ou ne pouvez supporter ce que nous avons supporté enfants.
S'informer pour prévenir.
En parallèle de ce récit autobiographique, Alexandria Marzano-Lesnevich reprend une affaire de crime sur un enfant de sept ans, Jeremy, jugée plusieurs fois, où la notion d'assassinat doit être déterminée afin de décider si le pédophile sera condamné à mort ou à perpétuité. Car dans certains états américains, la question se pose, et soulève donc pour la famille et l'entourage des victimes, pour les victimes ou pour tout être humain, l'interrogation sur sa propre capacité ou non de mettre à mort un autre être humain. Et bien sûr de comprendre les raisons pour lesquelles il est passé à l'acte, s'il y avait dans ses proches, des personnes aptes à l'empêcher d'agir. Il est vital de remonter à l'origine du mal comme l'on dit, et l'auteure devenue enquêtrice, journaliste d'investigation, va s'y atteler, et se faisant trouver le moyen de survivre, de sortir du passé, en paix, sans haine.
Donc thriller, biographie, mais aussi une fiction : même si tout s'appuie sur les dossiers d'instructions, une documentation solide, il a bien fallu aussi faire preuve d'imagination empathique pour comprendre certaines réactions, par exemple de la propriétaire de la maison où le drame a eu lieu, ou de la mère de Jeremy témoignant en faveur de l'accusé, ne souhaitant pas sa mort sans pour autant lui pardonner.
Cette fameuse notion de pardon est évoquée longuement...
« Je suis venue ici pour sauver l'homme à l'écran. Je suis venue pour contribuer à sauver des hommes tels que lui. Je suis venue parce que mes idéaux et mon identité existent indépendamment de ce qui s'est produit dans le passé. Il le faut, sinon que me réserve la vie ? »
Maggie Nelson, auteure des Argonautes a parfaitement résumé ce que je pense :
« Cette alternance entre biographie et journalisme, documentation et imagination, témoignage et intuition, tendresse et horreur est d'une intelligence et d'une élégance folles. L'édifice n'aurait sans doute pas tenu dans les mains de quelqu'un de moins profond ou d'un écrivain moins doué, mais Alexandria Marzano-Lesnevich nous offre une véritable œuvre d'art qui parle autant à notre conscience qu'à notre coeur. »
La jeune femme qui vit aujourd'hui à Portland dans le Maine, qui enseigne la littérature, qui sur la lignée de ses parents avocats a d'abord suivi des études de droit, a changé de trajectoire suite à ce qu'elle décrit dans ce livre. Après que celui-ci ait été multi-primé, elle travaille pour The New York Times ou Oxford American.