Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Impasse Verlaine
Dalie Farah
Mon Poche
4 juin 2020
264 pages
Roman
Chronique
5 juillet 2020
« Sur le bateau, dans les yeux épuisés ma mère, je vois les bottes françaises, les tirailleurs français, les soldats de la pacification ; dans ceux de mon père silencieux, la traîtrise d’avoir manqué à son pays pour survivre en France. Ils sont vivants et veulent être heureux là-bas, là-bas d’où venaient ceux qui les ont mis à genoux au pied des Aurès. »
Un premier roman terriblement beau, une plume magnifique, une justesse et une analyse foudroyante, un coup de poing dans le plexus solaire, qui m'a laissée aphone, subjuguée de lire dans ces pages ce que ma fratrie et moi-même avions vécu. Ici s'ajoute l'origine ethnique, berbère, de la mère mariée et exilée de force en France, à Clermont-Ferrand, loin de ses montagnes bien aimée.
Ce qui est le plus dramatique c'est de constater de l'universalité de ce roman, de l'absence d'originalité quant à l'origine du mal qui se transmet en héritage de génération en génération, de cette nécessité irrépressible de se détruire entre femmes, au lieu de resserrer les rangs face au monde des hommes.
Djemaa en arabe, Vendredi en français, comme sa mère avant elle, si forte, si libre dans sa tête, courant dans les montagnes après le troupeau dont elle est la fière bergère naît et grandit au moment de l'histoire où l'Algérie brise ses liens avec la France. Sa mère l'a eue très jeune et semble vouloir lui inculquer tout de suite que être femme signifie souffrir. Qui aime bien châtie bien. Alors elle doit énormément aimer sa fille car elle martyrise Vendredi, fait tout pour casser sa si grande et prétentieuse volonté. Une fille ça doit plier. Tant que le père est vivant, la gamine est plus ou moins protégée, mais c'est la guerre avec son cortèges d'horreurs et d'exécutions sommaires. Le père n'y coupe pas. La mère devient toute puissante et décide du destin de sa fille. Mariage avec un homme de vingt ans plus âgé puis exil en France, chez les ennemis, ceux qui ont mis l'Algérie à terre.
Vendredi est pleine des larmes qu'elle n'a pu laisser couler, du chagrin inexprimable de la perte du père puis de la terre, de l'effroi de devoir suivre un mari qui lui fait mal toutes les nuits, et rejoindre un pays étrange et mal accueillant. Comble de malheur, elle qui a grandi avec l'idée qu'une femme est mauvaise, sale, inférieure aux hommes, elle apprend qu'elle attend déjà, alors qu'elle-même est encore une gamine analphabète, un enfant. Pire c'est une fille ! Une rescapée de cet utérus hostile, née prématurée et qui s'accroche....
Alors, Vendredi va perpétuer les gestes de sa mère avec la petite, lui apprendre ce que cela signifie d'être une femelle, et la prendre pour bouc émissaire de tout le malheur qu'elle a dû traverser jusque là. L'amour de Vendredi est corrosif, nocif, il laisse des bleus, des griffures sur la peau et dans l'âme de la petite qui grandit malgré tout dans cette tour de HLM de l'impasse Verlaine qui se referme sur elle comme un piège. Cependant une issue de secours existe pour la fille de Vendredi, l'école et surtout la littérature.....
Vous allez assister aux chemins de croix de ces deux fillettes en parallèle. L'auteure analyse avec clairvoyance et intelligence l'origine de ce mal qui laisse les enfants battus à terre avant de pouvoir pour certains se relever et fuir. Vendredi n'a pu s'échapper mais sa fille le pourra-t-elle ?
Il faut une âme forte pour écrire et lire ce roman qui interroge sur l'identité des femmes et précisément ici des femmes Berbères en France. Qui met en lumière les raisons de la maltraitance sur enfants, pour lutter contre. Comprendre pour ensuite effacer, éradiquer.
Attention, ce n'est ni larmoyant, ni facilement complaisant ou victimaire. C'est le récit d'une guerrière non dénuée d'un sacré sens de l'humour, d'ironie qui regarde et analyse ce qu'elle voit, subit, et nous conte son histoire sans filtre. Et si vous avez du mal à prendre connaissance de ce qui va lui arriver, pensez qu'elle a tout affronté petite. Ayez le même courage, lisez !
Texte couronné de Prix Dubreuil du premier roman 2019 par la Société des Gens de Lettres.