Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Hamnet
Maggie O'Farrell
Belfond
avril 2021
368 pages traduites par Sarah Tardy
Historique
Chronique
1 août 2021
« Dans les années 1580, un couple qui habitait Henley Street, dans la ville de Stratford, eut trois enfants : Susanna, Hamnet et Judith, des jumeaux.
Le garçon, Hamnet, mourut en 1596, à l'âge de onze ans. Quatre ans plus tard environ, son père écrivit une pièce de théâtre intitulée Hamlet. »
« Il est mort et parti, madame,
Il est mort et parti ;
A sa tête une étendue de gazon vert ;
A ses talons une pierre. » Hamlet, acte IV, scène 5
« Hamnet et Hamlet sont en fait le même prénom, parfaitement interchangeables dans les registres de Stratford de la fin du XVIII ème siècle. »
Steven Greenblatt, « The Death of Hamnet and the Making of Hamlet », New York Review of Books ( 21 octobre 2004 ). ( Je vous indique la biographie « Will le Magnifique » de cet auteur).
Splendeur et stupéfaction dès la dernière page tournée. Je reste statufiée. L'émerveillement est allé crescendo jusqu'à cette scène de clôture inoubliable, bouleversante.L'écriture, superbe, au service d'un thème universel : la perte d'un enfant, d'un frère, en bref : le deuil. Comment le vivre, le traverser, le dépasser.
Nous voici dans l'Angleterre élisabethaine, entre Stratford et Londres. Un enfant court partout, cherche de l'aide, sa sœur jumelle est très malade. Son père acteur et auteur de pièces de théâtre est absent depuis longtemps, sa mère la belle et mystérieuse Agnes, est à l'extérieur, la bonne, les grands parents, la grande sœur Susanna sont introuvables. Vite, chercher du secours, se rendre hors d'haleine chez le docteur.
Pendant que le monde d'Hamnet s'effondre, que l'impensable arrive à sa sœur adorée Judith, la vie continue pour tous jusqu'à ce que les différents univers s'alignent et que tous soient ensemble face à l'indicible : la pestilence venue de loin par bateau cachée dans des perles de Murano.
Il n'y a pas de qualificatif pour nommer des parents qui perdent un enfant, il n'y en a pas non plus pour un garçon qui perd sa sœur jumelle. Comme si certains états de dénuement extrême, de peine sans fond étaient hors limite, imprononçables.
L'auteure s'attache à nous raconter comment cette famille s'est formée, sa genèse, en commençant par les parents : donc flashbacks sur l'enfance du père, William, celle de son épouse Agnes, intrigante, savante dans l'art de soigner, capable de sonder les âmes et de pressentir l'avenir... Couple improbable qui pourtant reste solide malgré la distance, malgré les chagrins, malgré ce deuil inacceptable.
Agnes ne voit rien venir cette fois, elle sait que deux enfants seront à son chevet le jour de sa mort, elle le sait, elle a eu une vision. Elle a mis au monde Susanna et ensuite les jumeaux. Quand elle comprend que Judith est victime de la peste, elle déploie tous ses talents de guérisseuse, elle attend l'arrivée de Will, elle se focalise sur sa fille.... Elle ne sait pas que les jumeaux ont passé un pacte : Hamnet donne sa vie à Dieu en échange de celle de sa sœur bien-aimée. La mort l'emporte, la petite est sauvée. De retour, Will en entrant dans sa maison découvre sa Judith saine et sauve, il se rassure pour un bref moment mais soudain il voit le linceul à demi fermé d'Hamnet...
Agnes s'écroule, William déboussolé repart pour Londres afin de sauver sa troupe à l'approche de la rentrée théâtrale, Susanna prend la tête de la famille, Judith s'enfonce dans un monde imaginaire entourée de chats....La description détaillée de cette lente descente aux enfers de Agnes et de cette famille ne nous laisse aucune plage de repos. On ne comprend pas l'absence, la fuite ? de William. On suit ce clan Shakespeare pendant quatre ans au quotidien, dans cette ville de province au temps d'Élisabeth 1ère, on assiste au retours brefs de Will toujours amoureux, si prolixe dès qu'il s'agit d'écrire, si impuissant à s'exprimer dès qu'il est face à son épouse. Chacun est piégé dans la toile du chagrin, de la perte.
Peu à peu le portrait de William Shakespeare intime se dessine, son enfance maltraitée, la violence et la malhonnêteté paternelle, la ruine et la déchéance sociale qui s'ensuit, la préférence maternelle envers son frère, le jugement définitif de tous quant à sa nullité, sa fainéantise, un moins que rien de l'avis général... sauf aux yeux de la belle et troublante Agnes. Une histoire d'amour rare, stupéfiante.... Cependant un jour, Joan la perfide belle mère de Agnes lui apporte un objet qui pourrait détruire à jamais leur couple.... Alors Agnes n'a plus le choix.....
La fin de ce récit est d'une beauté à couper le souffle comme tout ce roman historique et psychologique superbe, d'une délicatesse extrême, où l'Art sublime l'horreur, où l'Amour repousse les ténèbres, rendant les amants éternels.Une histoire universelle en des temps de violence, de cruauté, de superstition, d'intolérance, d'épidémie où cependant la lumière, la beauté, l'espoir surgissent brusquement au travers des nuages.
Roman, inspiré par l'œuvre de Shakespeare dont il est un vibrant hommage, somptueux et spectaculaire, dans tous les sens du terme, à l'instar du Hamlet, pièce déclaration d'amour éternel d'un père à son fils. Un des plus beaux livres lus cette année.