
Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Filles de la mer
Mary Lynn Bracht
Robert Laffont
2018
424 pages traduites par Sarah Tardy
Historique
Chronique
29 septembre 2019

Page 182 : « Séoul, décembre 2011
Les manifestants scandent des slogans devant l'ambassade du Japon.
Emmitouflés dans leurs manteaux les plus chauds, bonnets sur la tête, brandissant des banderoles de leur mains gantées, il crient :
Le Japon doit reconnaître ses crimes. Justice pour les grands-mères.
La voix d'un homme résonne dans un mégaphone :
Reconnaissez vos crimes de guerre, pas de paix tant que le Japon n'admettra pas sa culpabilité !
Près du portail, quelqu'un crie à son tour :
TOUTES LES GUERRES SONT DES CRIMES CONTRE LES FILLES ET LES FEMMES DE CE MONDE. »
Le viol, arme de guerre massive, attaquer son ennemi dans ce qu'il a de plus cher, de plus intime, détruire, abîmer, s'approprier ses biens. Car depuis le début de l'humanité, depuis que l'homme a compris que la capacité à porter et enfanter ne donnait aux femmes aucun caractère magique, que lui aussi participe à la conception d'une nouvelle vie, les femmes payent un lourd tribut. L'homme semble se venger de toutes ces années où les femmes avaient une place prépondérante dans la société, chamanes, prêtresses, déesses, égales des hommes. Nous payons une note sévère, nous avons été infantilisées, soumises, réduites à l'état d'objets, de biens par certains hommes, par un système patriarcal. Réduites à être des sous êtres... Aujourd'hui encore, fleurissent et sont édités en France et partout dans le monde, des théories masculinistes généralement accompagnant des textes fascistes, néo nazis, racistes, homophobes, antisémites.
Ce roman terriblement beau et incontournable nous raconte un épisode de l'Histoire moderne peu connu, une ou deux lignes dans nos manuels d'écoliers. L'occupation japonaise jusqu'à la fin de la seconde guerre mondiale de la Corée, en particulier ici du sud.
Annihilation des populations de rangs inférieurs, interdiction de pratiquer leur langue, de faire perdurer les coutumes ancestrales. Déjà vu des milliers de fois, pas original mais efficace pour assujettir toute une population. On estime entre 50 et 200 mille femmes, jeune filles voire fillettes kidnappées, enlevées, séquestrées, battues, torturées, violées, tuées, dans des bordels en Mandchourie. Elles sont devenues des femmes de réconfort pour les soldats de l'Empereur du Japon.
Ce livre est la course l'une vers l'autre à travers le temps de deux sœurs, Hana et Emi sa petite sœur. L'aînée sera kidnappée en été 1943 sur une plage de l'île de Jeju alors qu'elle pêche avec les autres femmes de la communauté des haenyeo, les femmes de la mer. Sa petite soeur est sur le rivage, pour la protéger, elle se met à découvert et est emportée par un soldat, Morimoto, qui va littéralement faire une fixation sur elle. Vous découvrirez les raisons de sa folie, peu à peu, de Jeju à la Mandchourie jusqu'en Mongolie... Il la traque, la torture inlassablement... le portrait de cet homme est un véritable profilage de ce type de criminel pervers et narcissique, se donnant tous les droits en ces temps de guerre.
Saut jusqu'en décembre 2011, sur l'île de Jeju où nous retrouvons Emi, une vieille dame, qui pêche toujours avec ses amies... Elle a eu deux enfants, une fille et un garçon, et un mari qu'elle n'a jamais aimé, mort depuis cinq ans....
Doucement, elle se dévoile dans toute sa détresse et sa force, en se rappelant sa vie pendant la guerre, la disparition de sa soeur Hana puis de ses parents, et toute la période de guerre civile entre coréens avec la scission du pays en deux Zones... Là à nouveau, les femmes sont des enjeux, des biens que l'on se partage, que l'on s'attribue, elles ne sont rien. Emi porte tout cela comme un fardeau, nul ne sait vraiment ce qui lui est arrivé, surtout pas ses enfants.
Mais en décembre 2011, la millième manifestation du mercredi à Séoul des grands-mères, anciennes femmes de réconfort des soldats japonais, réclamant justice, a lieu. Depuis trois ans, Emi se rend à Séoul chez sa fille pour participer à cet événement exceptionnel et essentiel. Car Emi s'est enfin lancé à la recherche de sa sœur Hana... Au milieu de la foule, soudain elle voit une statue, celle de la Paix, son coeur s'arrête....
" Un premier roman époustouflant " Publishers Weekly
Évidemment bouleversant, touchant, extrêmement dur, précis, les faits rien que les faits même si romancés : un roman fondamental en ce qu'il décrit minutieusement avec respect et déférence, en un hommage digne, sans pathos inutile, la vie et le martyre de ces milliers de femmes, nos soeurs, ayant dû traverser, supporter, dépasser pour continuer à vivre, l'impensable, l'indicible. Un devoir de transmettre, de raviver le souvenir, de faire réentendre les voix des disparues...
" 2015 : les gouvernements japonais et coréen du Sud annoncent " un accord historique" au sujet des" Femmes de réconfort"- pour faire enlever la statue de la Paix et ne plus jamais soulever cette question."
Tout va donc pour le mieux n'est-ce pas ? Cela est sans compter avec les artistes, les historiens, les témoins, les écrivains qui se font un devoir de rallumer la flamme du souvenir... Ne jamais oublier, rester vigilant.... Le Mal rode toujours....
L'américaine d'origine sud-coréenne, Mary Lynn Bracht l'a bien compris. Après une enfance passée au Texas dans une communauté sud-coréenne, dépositaire des souvenirs de sa mère et des milliers de femmes qui ont passé des heures cauchemardesques en Corée lors du conflit mondial, aujourd'hui londonienne, elle réussit grâce à ce premier texte un exploit, car il est extrêmement difficile d'écrire un tel récit avec une telle responsabilité sur les épaules vis à vis des siens.
