Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Ceux qu'on aime
Victoria Hislop
Les Escales
10 octobre 2019
403 pages traduites par Alice Delarbre
Historique
Chronique
28 mars 2024
Le titre "Ceux qu'on aime" est inspiré d'un vers de l'un des poèmes grecs les plus célèbres, Epitafios, de Yannis Ritsos (1909-1990).
Le poète fut interpellé par la photographie d'une mère pleurant sur la dépouille de son fils en 1936, mort lors d'une grève des ouvriers du tabac à Thessalonique.
À l'instar de ces vers, ce roman parle d'amour, de chagrin et de justice sociale.
Tout débute par une réunion de famille dans un petit appartement d'Athènes en 2016. Themis Stavridis, minuscule femme entourée de certains de ses enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants, sait le prix à payer pour enfin goûter à ce moment de joie, de récompense, de douceur.
Alors que les plus jeunes lui chantent :
"Pandou na skorpizis,
Tis gnosis to fos,
Kai oloi na lene,
Na mia sofos."
"Puisses-tu répandre les lumières
L'ensemble de tes connaissances
Pour que tous s'émerveillent
De l'étendue de ta sagesse."
Themis comprend qu'il est peut-être temps de dévoiler à ses héritiers la vérité sur son passé.
Une vie entière à mentir par omission, à faire des compromis, pour préserver la paix, année après année, autour de la vieille table en acajou de la salle à manger. Et pourtant que de cris, d'insultes, de larmes, ce meuble a-t-il entendus ?
Car oui, la paix n'a pas régner dans cette famille du temps de la jeunesse de Themis. Quatre enfants, deux camps retranchés chacun dans ses convictions politiques, communisme contre royalisme faciste, et au milieu la grand-mère appelant au cessez-le-feu et jouant la médiatrice.
Nous sommes en 1930. Thanasis et Margarita enrôlés dans l'EON l'organisation nationale de la jeunesse, d'obédience fasciste, s'opposent à Panos et la toute jeune Themis. Le conflit est aussi violent au sein de cette fratrie que dans le pays. Leurs lectures des évènements sont à l'opposé. Leur yaya Kyria Koralis les élèvent depuis l'hospitalisation de leur mère et l'abandon de fait de leur père.
Tous les cinq sont au bord du gouffre : conflit mondial, résistance contre collaboration, communisme contre fascisme, guerre civile dictature, coups d'états, déportations, tortures, massacres, génocides.... Comment vont-ils traverser toutes les épreuves qui les attendent ? Nous suivons principalement Themis qui est notre guide à travers ces décennies de drames intimes et nationaux. Une famille qui se déchire à ce point, explose littéralement, peut-elle trouver la force nécessaire au pardon ou du moins, peut-elle encore être aimante, consolatrice ?
Après "Le fil des souvenirs", (Les Escales 2013), s'attachant à raconter également la grande Histoire par la narration de la vie d'un couple à Thessalonique, Victoria Hislop revient sur près de 80 ans de l'épopée athénienne.
Elle nous fait découvrir ce que furent réellement ces années de lutte de jeunes hommes et femmes pour la démocratie et l'égalité entre les citoyens. Elle ne fait pas l'impasse sur les atrocités commises dans chaque camps. Le but n'est pas de prendre parti mais de relater les faits par le biais de la fiction.
La place des combattantes de la liberté est méconnu : il fut immense et ce roman leurs rend hommage.
Les communistes résistants ne seront réhabilités que très tardivement, en 1989 ! Mais pendant des années ils furent considérés comme des ennemis du peuple, condamnés à se cacher, tremblant d'être découverts.
Le rôle néfaste et délétère joué par les alliés ( Royaume Uni) puis les Etats Unis depuis l'après guerre est parfaitement décrit. Par peur du communisme, afin de garder le pouvoir face au bloc de l'est , ils se sont immiscés dans la politique intérieure grecque apportant leur aide aux régimes dictatoriaux successifs. Que des civils aient été sacrifiés sur l'autel de la toute puissance occidentale et étasunienne n'est qu'un détail pour eux.
L'oeuvre de Victoria Hislop est essentielle en ce qu'elle nous éclaire sur ce qui s'est réellement passé sur ces terres depuis le début du XXe siècle. L'histoire de la Grèce n'est pas limitée à l'Antiquité. Il est largement temps d'élargir nos horizons temporels.
Nous le devons. On ne peut rien bâtir sur l'ignorance.