Titre original : The Cassandra. 

Lecture du début de ce roman enregistrée en vidéo sur Évanances littéraires. 

"Le Columbia roule 

à travers le désert, 

impassible et indépendant...

... Le puissant fleuve passe, sans rien toucher,

Mais pas intouché." 

"Richland Dock, 2006", 

Kathleen Flenniken, Plume

"Quand j'y repense maintenant, je me rends compte que c'était un pays libre mais que nous vivions derrière des barbelés à Hanford, tout cela pour protéger la gent féminine. Je sais qu'en ce qui concerne les femmes, Hanford pouvait soit nous émanciper, soit nous briser." 

Jane Jones Hutchins, employée de Hanford dans les années 1940, citée dans Working on the Bomb : An Oral History of WWII Hanford, 

par S. L. Sanger et Craig Wollner 

" Maintenant ai-je manqué le but ou l'ai-je atteint comme un habile archer ? Suis-je une fausse divinatrice qui va bavardant et frappant aux portes ?" 

Cassandre, d'Agamemnon d'Eschyle (Orestie)

Cassandre, pour rappel, reçut de Zeus le don de prophétie. Évidemment, le cadeau n'était pas gratuit, on connaît la réputation désastreuse du dieu des dieux, serial violeur incapable de se retenir, menteur invétéré. Non, pour le remercier, elle devait évidemment coucher avec lui. Voilà, voilà... 

Mais la donzelle ne respecte pas cette partie du marché et donc, Zeus, pour la punir, lui laissa le pouvoir de voir l'avenir en y apportant un petit supplément très sympathique : ne jamais être crue par personne. 

Ayant recontextualisé le mythe, on se doute bien que ce roman risque d'être détonnant (sans mauvais jeu de mots) puisque l'histoire est décalée à l'époque de la course à l'armement, en particulier de la bombe atomique. 

Évidemment, ces messieurs, membres de l'armée, du gouvernement américain, scientifiques, etc... sont ici les nouveaux dieux omnipotents aux supers pouvoirs...

Notre singulière héroïne, Mildred, risque de sérieusement les énerver avec ses visions. Car oui, Millie a un talent très particulier hérité de sa grand-mère, une aptitude qui ne lui a jamais facilité la vie depuis sa naissance. 

Véritable cible de moqueries, d'insultes et de harcèlement comme il se doit pendant toute sa jeunesse, souffre-douleur de sa terrible mère malade avec laquelle elle est condamnée à vivre, alors que sa sœur vit tranquille ailleurs avec sa petite famille, elle éprouve, sous son brushing parfait, un ras-le-bol monumental.

L'annonce d'offre de travail à Hanford est donc, pour notre jolie poupée, miraculeuse. Elle vient de finir sa formation pour être une bonne petite secrétaire obéissante. Elle est prise, Alléluia ! 

Fini les corvées filiales, à elle la liberté ou plutôt la chasse au mari idéal, car que pourrait souhaiter d'autre une fille comme elle, m'enfin !?! 

Elle ne laisse donc pas le choix à sa génitrice et sa sœur, met à exécution son plan mûrement réfléchi, car oui, elle est très intelligente, et s'enfuit. 

Rencontre avec d'autres jeunes femmes en quête de l'Amour, prenant manifestement toutes la base de Hanford pour une immense agence matrimoniale... L'ambiance films des années 1940-50 hollywoodiens est parfaitement rendu par des dialogues savoureux, drolissimes. 

Voilà donc notre Millie folle de joie dans son nouveau rôle, prête à rencontrer son futur maître et époux, mais.... 

Mais pistée par un héron énigmatique, un crotale terrifiant ou un coyote aux crocs acérés, la jeune femme est à nouveau la victime de son don : entre crises de somnambulisme, visions épouvantables, elle apparaît soudain instable à toutes celles et tous ceux travaillant en ce lieu où on ne rigole pas avec le secret défense et la santé mentale. 

Peu à peu, passant du statut de jolie Barbie à celui de folle dangereuse, le maquillage se fend, les masques tombent autant le sien que ceux de tous ses collègues et amies. 

L'atmosphère est délétère autant par la présence du "produit" que par une menace constante exercée par certains hommes à l'encontre des femmes. Des barbelés sont élevés entre les baraquements pour soit disant protéger la gent féminine de la concupiscence violente masculine. 

Ce que voit Millie lors de ses transes est ignoble, elle sait ce qui sera. Elle persiste à jouer la comédie mais les trois compagnons héron, crotale, coyote, ne la lâchent pas... 

Nous sommes pris au piège avec l'héroïne car nous aussi connaissons l'Histoire, avons encore en mémoire les images de l'indicible, ne nous leurrons pas sur les conséquences du nucléaire. 

Comment peut-elle être sauvée, cette lanceuse d'alerte malgré elle ? Comment peut-elle éviter d'être la proie des prédateurs sexuels de la base ? 

Un avenir radieux d'épouse et de mère, tel que vanté par l'American Way of Life, est-il encore possible ? 

Travailler pour des tueurs, ne fera-t-elle pas d'elle également une complice monstrueuse ? 

Roman profondément et utilement malaisant, cauchemardesque, commençant comme un scénario de comédie légère, se transformant en une tragédie grinçante, atemporelle et prophétique. Je reste choquée par cette lecture, comme devant toute œuvre d'une beauté ténébreuse, annonçant le crépuscule des "dieux", des espoirs. L'autrice est sans pitié, car en mission, pleinement consciente de l'urgence de notre situation. 

Qui sont les monstres, qui sont ceux dont on doit se méfier ? 

Mention spéciale pour la traduction fabuleuse de ce texte extraordinaire.