Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Avec le corps qu'elle a...
Christine Orban
Albin Michel
31 janvier 2018
340 pages
Roman
Chronique
23 mars 2018
« Voilà ce que je suis : un corps. Voilà comment les autres me perçoivent : un corps. Un corps par opposition à un esprit, à une âme. J'existe pour me donner, pour être prise, pour procurer de la jouissance. Je suis une masse de chair, éloignée de la partie noble de notre être....
Corps, je l'ai été à fond.
Corps froid, corps chaud.
Corps de chair.
Corps sans tête, je l'ai été avec rage.
Corps sectionné.
Corps photographié.
Corps de papier.
Corps rayé.
Corps exposé. »
Ce livre je l'ai lu comme un thriller psychologique effrayant, écrasant, anxiogène. Une façon de prendre de la distance en tant que femme pensante, néanmoins simple bout de bidoche, ou propriété de certains monstres, jadis.
La scène de crime, la première, une villa dans le sud où règne Legrandecrivain, Leministre, L'académicien, Lemaîtreabsolu, le Beau Père de Gwendoline, dit BP. Le premier crime auquel on assiste avec tous les invités autour de la piscine, tous les assujettis au gourou, est un viol, ni plus, ni moins. Certes sans pénétration, pire, un qui fusille le futur, les espérances, le respect de soi-même, qui bafoue la pudeur d'une jeune fille, son espace vitale, son libre arbitre. Tout cela sans que personne n'intervienne : « Je ne bouge pas, mais je tremble. Une force inconnue a pris le contrôle de mon corps. »
Le premier roman de Gwendoline a été accepté. Un secret bien gardé comme son écriture. Mais l'éditeur a téléphoné aux Lauriers roses et c'est Huber, le BP qui a répondu. Lui Legrandecrivain, apprend ainsi que son autorité, sa supériorité, son pouvoir dictatorial ont été envoyés au tapis par une gamine insignifiante qui a repris la parole et retrouvé une voix, sa voix, qu'il pensait contrôler depuis dix ans qu'il s'est marié avec sa mère, et leur fait vivre un enfer.
Tour de poitrine 90B, taille 66, contre un mètre 90, cent kilos, multiprimé, multirécompensé.
Une institution à lui tout seul imposants amasse à l'insignifiante, en laquelle persiste une étincelle de révolte... Queluidire pour la tuer, l'annuler, la dissoudre, la liquéfier en public ?« Avec le corps qu'elle a, ça va être facile pour elle... »Le couperet est tombé, la guillotine a parfaitement fonctionné en ces temps de Terreur, la tête coupée, plus de cerveau, plus de pensée, plus d'intelligence, juste un corps, de la viande.
Nous sommes en 1981, 13 petites années après 68, les Jane Birkin ne sont toujours qu'à la télé, les mentalités tardent à changer, surtout pour des femmes nées juste avant la seconde guerre mondiale, femmes élevées pour être des potiches, ornementales, pondeuses, asservies par des hommes souvent bien plus âgés, éduqués par des parents du 19 ème siècle. Nous sommes ici dans ce cas de figure, dans un milieu de la grande bourgeoisie chez un homme qui a réussi certes, mais en haïssant et en reniant ses origines, sa famille, jusqu'à se rebaptiser, se réinventer.
Est-il heureux, comblé, en paix ? Toujours pas ! En concurrence permanente, en insatisfaction maladive, en colère. Quelqu'un doit payer. Ses ennemis extérieurs vrais ou proclamés, et évidemment sa connasse de femme et l'ombre qui lui sert de fille. Dix ans que cela dure, la maltraitance psychologique et plus tard physique. Dix ans de haine accumulée, dix ans que la mère plie, s'avilie, s'oublie et entraîne sa fille dans sa chute.
Ainsi Gwendoline, la belle, la douce Gwendoline est entourée de lâches, le bourreau et sa victime sont des pleutres. L' un en laminant plus faible que lui , l'autre en le laissant faire. Résultat d'une éducation.... Pour ma part je ne le crois pas. Un manque de courage, une incapacité à se regarder en face, à s'assumer. Les faibles sont des gens dangereux, on ne peut jamais compter sur eux, ils vous trahissent, voudraient que vous leur ressembliez, que vous acceptiez l'insupportable au lieu d'aller vers l'inconnu, la libération. (Vous comprenez que je suis du côté toujours des enfants pris au piège.)
La mère va donc aussi jouer ce rôle, elle enchaîne sa fille à ce monstre, à BP, pour ne pas rester seule. Elle lui enseigne tout ce qu'une femme doit savoir pour être un bel objet. D'ailleurs Gwendoline va bien retenir la leçon, tellement bien qu'en fait, elle va s'en servir inconsciemment pour se libérer, pour gagner les moyens de partir.
Méfiez vous des belles jeunes filles mutiques et obéissantes qui sourient et se tiennent bien droite.... Elles se préparent à..... Gwendoline va-t-elle sauver sa peau, sa tête, son corps ? Combien de cadavres encore avant le dénouement ? Un livre magistralement écrit, mené, d'une violence contenue inouïe, avec soudain des sifflements de fouets comme autant d'injures à la femme, à l'être humain, à l'esprit. Un roman essentiel en ces temps d'obscurité revenue.... On en sort essoré, les limites redéfinies. Merci Christine Orban.