
Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Aucun respect
Emmanuelle Lambert
Stock
Le 21 août 2024
225 pages
roman
Chronique
16 octobre 2024

"C'est déjà assez dur d'apprendre à devenir écrivain, mais apprendre à devenir son sujet, c'est épuisant."
Deborah Levy, Ce que je ne veux pas savoir
Ce n'est pas anodin ni sans conséquence de se retourner sur les années fin 1990 début 2000 alors que les mouvements de dénonciations des violences faites aux femmes, de défenses des victimes de pédocriminels et/ou d'inceste, ont depuis réveillé les consciences, donné le courage de parler, remis en question certains principes sociétaux patriarcaux inacceptables autant pour les femmes que les hommes ou pour les générations à venir.
Sans être une féministe "amazone" et intégriste, Emmanuelle Lambert réussit à traiter de ces sujets avec une douce ironie, beaucoup d'intelligence, de la douceur, par petites touches impressionnistes qui finalement forment un tableau des plus précis et sidérant de ce que nous, jeunes filles, supportions jour après jour, comme un mal incontournable de la part de certains représentants masculins et parfois de leurs comparses féminines, lors de nos premiers stages professionnels ou de nos premiers CDI.
J'ai reconnu des situations vécues dans une sorte d'état second, ayant mon système d'alarme interne en mode vibreur dès la première anomalie quant au fonctionnement ou déclarations de celles et ceux avec qui je devais travailler dans le monde, ô paradisiaque et égalitaire, de la haute couture. Manifestement, l'univers impitoyable littéraire et intellectuel n'avait rien à envier à celui de la création artistique.
Là où nous aurions pu espérer un niveau un peu plus élevé de raisonnement, nous étions, nous jeunes femmes, confrontées au malsain, au dégradant, au harcèlement sexuel déclaré ou insidieux des hommes quelques fois assistés de leurs compagnes ou de femmes plus âgées trop heureuses d'en faire voir à des gamines qu'elles souhaitaient abîmer.
Aucun respect ! De la part de qui ? Évidemment, c'est notre jeunesse qui fut accusée par ces posts soixante-huitards attardés profitant de leur renommée finissante, de ne pas être suffisamment admirative, suffisamment reconnaissante, suffisamment ouverte, suffisamment respectueuse ! Bizarre pour des gens qui ont tout envoyé valser en mai 1968, et qui finalement se retrouvent tout aussi réactionnaires et dépassés que le furent leurs parents.
Alain Robbe-Grillet et sa femme Catherine ont largement surfé sur cette vague consistant à choquer, à dépasser les limites, à se mettre en scène, à faire dans le non politiquement correct. L'héroïne de ce récit, jeune femme provinciale sans expérience mais tout de même dotée d'un sacré bon sens et d'une tête fort bien faite, va se retrouver confrontée à ces énergumènes, symboliques d'une certaine intelligentsia parisienne auto-centrée, célébrée pour sa décadence et ses happenings sulfureux. Loin d'être dénué de talent littéraire, Robbe-Grillet s'enferme dans une posture intellectuelle et transgressive sclérosante jusqu'à la parution de son dernier ouvrage, choquant.
Emmanuelle Lambert dresse le portrait sans concession ni complaisance d'un milieu artistique et intellectuel qui, à force de jouer les Narcisse, s'est perdu, aujourd'hui conspué pour ses actes. Alors que nous cherchons actuellement la place juste entre un rigorisme étouffant, véritable carcan pour la créativité, pour la liberté de penser, et une permissivité bafouant la morale, la loi, le respect des corps, des enfants, des femmes, des plus fragiles, ce texte nous oblige à nous interroger sur la viabilité des valeurs et règles sociétales que nous portons au pinacle aujourd'hui, peut-être condamnables demain. Lesquelles ? Ne pourrions-nous pas nous questionner dès maintenant sur la légitimité à long terme de certaines d'entre elles, histoire qu'elles ne fassent pas de victimes inutiles et ne provoquent de drames humains évitables.
Analyse au scalpel sous des dehors de fausse légèreté, ce livre pose les bonnes questions et redonne voix à toutes celles qui durent rester muettes et supporter l'inacceptable. Gratitude !