
Éva a lu pour vous ..
Chroniques littéraires
Au delà de nos larmes
Tatiana Mukanire Bandalire
Editions des Femmes Antoinette Fouque
18 novembre 2021
75 pages
Autobiographie
Chronique
2 décembre 2021

Préface du docteur Denis Mukwege, prix Nobel de la paix.
Texte impressionnant de dignité, d'honneur, de hauteur, de simplicité dans le style et la forme, face à l'abjecte et la lâcheté, les plus détestables, condamnables. Je rejoins l'autrice dans l'idée que ces violeurs, ces bourreaux ne sont pas humains, qu'ils ne sont rien, et que les haïr est une perte d'énergie inutile, que c'est leur conférer une place dans nos vies qu'ils ne méritent pas.
J'ai baptisé « mon » violeur « ça » comme dans un Stephen King. Le néant ! L'autrice renvoie aux criminels leur culpabilité, leurs actes. Elle, elle n'a rien fait pour provoquer le viol, la torture, elle a subi.
Pourquoi certains se relèvent de l'horreur, réussissent à analyser les faits, à les réinscrire dans une réalité économique, sociale, géopolitique, à prendre la distance nécessaire, à sortir de l'épreuve, comme un glaive en acier trempé, plus résistants et résilients ?
Pourquoi d'autres n'y arrivent pas, sont malheureusement des victimes à vie, ressentent une part de responsabilité incompréhensible dans ce qu'ils ont subi ?
Tout ce qu'écrit Tatiana Mukanire Bandalire est ce que je ressens au plus profond de moi : je comprends son absence de haine qui n'empêche pas la détermination inflexible de changer les choses, je comprends son analyse des faits, son jugement sur les violeurs, pourquoi ?
Mon violeur m'avait dit : " je me suis trompé, tu n'es pas un gentil petit soldat bien obéissant comme les autres. Toi tu es une guerrière." Peut-être ! Je crois surtout que dès le début, j'ai été parfaitement prise en charge par la Ligue féministe contre le viol et l'association d'aide aux victimes de traumas de la rue de Saussure, Paris 17e, qui m'ont immédiatement donné des missions à accomplir, pour reprendre le contrôle sur les évènements que l'on m'avait imposés. Alors oui, j'ai vite refusé de me victimiser même si effectivement j'avais été une victime.
Tatiana Mukanire Bandalire très vite restitue aux coupables leurs actes, elle nomme, elle oralise, elle met en perspective.
Elle s'adresse même à "ses" violeurs de sa voix vibrante mais non haineuse et porte un discours universel, au nom de toutes les victimes de viols, tortures : femmes, enfants et hommes. Elle est une grande guerrière, une héroïne, qui se révèle dans le drame, qui de plus comprend parfaitement que ces crimes ne sont pas personnels, que ces viols sont des armes de guerre utilisés depuis que l'humanité existe. Son témoignage s'inscrit dans une lignée de textes, de tragédies intemporelles tel "Le silence des vaincues" de Pat Barker racontant la fin de la guerre de Troie vue par les femmes, et en particulier par Briséis emmenée comme esclave et trophée sexuelle par Achille puis Agamemnon.
Tatiana Mukanire Bandalire est d'une nature conquérante, pensante, mais cela ne suffit pas à expliquer sa victoire sur les profanateurs de sa féminité. La rencontre avec le Dr Denis Mukwege est également fondamentale, cet homme s'attachant à reconstruire les corps mais aussi, avec l'accompagnement de son équipe, l'âme.
Nous sommes mortes en partie au moment du viol, il ne faut pas se leurrer, et en même temps, nous avons continué à survivre... Et nos voix sont fortes, énormes.
C'est un texte également rare et singulier en ce qu'il contextualise cette guerre, cette quête effrénée et maladive de pouvoir. L'argent donne ce pouvoir et celui-ci se trouve dans toutes les gisements de minerais, en particulier le coltan dont les moyens d'extraction sont proprement inhumains. À chaque fois que nous utilisons tous notre téléphone portable dernière génération, nous sommes complices de crimes contre l'humanité, contre les enfants, les femmes... Ces guerres n'ont aucune justification réelle, ces guerres sont menées avec l'aval des pays capitalistes pour voler les richesses de l'Afrique Noire, cette Afrique en réalité matriarcale, cette Afrique qui résiste grâce aux femmes.
Le viol, la torture, sont des armes de destructions lourdes utilisées pour nous offrir, par le biais de produits de consommation toujours plus perfectionnés, l'illusion de contrôler notre monde, de pouvoir communiquer. Ce faisant, nous ne propageons que les ténèbres, nous nous rendons complices de crimes, nous sommes assujettis et rendus muets.
Un témoignage d'une élévation d'esprit et d'âme hors du commun, brisant les frontières géographiques, psychologiques, les limites culturelles et morales, pour revenir à l'essentiel : la protection de la Vie, la lutte contre cet ogre mondialiste jamais rassasié.